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7562 juin 2003 —
Hier, l’Observer de Londres a publié un remarquable article sur les agitations britanniques à propos des armes de destruction massive (WMD en anglais) qu’on ne trouve pas et qui furent la cause de cette guerre. Auparavant, Blair était allé en Irak saluer ses troupes et leur dire que leur victoire était « the defining moment of the twenty-first century ». Est-il nécessaire de vivre la suite du siècle ?
Autrement dit : je ne sais pas si on trouvera des WMD en Irak mais je sais, de source absolument sûre, que ces gens, Blair en premier, ont définitivement perdu le sens des mots, — c’est le cas pour dire une sottise si complète, si accomplie, si bien pliée qu’elle n’a besoin d’aucun commentaire particulier. On ignore également si Blair restera dans l’histoire, comme il le souhaite, comme “Churchill mark-2”. Qu’on réfléchisse à ceci, à cette image en forme d’analogie : qu’aurait-on dit de Churchill “mark-1” s’il avait commencé l’après-guerre, après le 8 mai 45, en se lançant pour sauver sa peau de politicien dans une polémique sans fin pour savoir si Hitler avait bien attaqué la Pologne en septembre 1939, donc s’il était bien justifié de lui déclarer la guerre, comme firent Britanniques et Français aussitôt après le déclenchement de l’attaque. Nous en sommes là, avec la recherche des WMD, avec cette incroyable somme d’habiletés, de manoeuvres, de chausse-trappes, manipulations, certitudes incertaines et informations lâchées à la presse, d’espions qui s’interrogent et de spécialistes de la communication qui improvisent, — tout cela déployé pour justifier une décision qui appartient désormais à l’histoire.
C’est le signe de notre temps. Nous passons tant de temps et d’énergie à “gérer la réalité” quand elle a lieu, c’est-à-dire à la déformer, qu’il faut passer encore plus de temps, ensuite, à “gérer l’histoire” quand la réalité, têtue, continue à signaler son existence, et qu’elle contredit ainsi la version de la réalité devenue la version de l’histoire que nous avons présentée au tribunal du peuple. On en vient à passer notre temps à dépenser notre temps précieux, nous autres, libéraux, dynamiques et conquérants, à remonter le temps pour prouver que notre temps précieux d’hier ne fut pas dépensé en vain sur des montages de nos indispensables directeurs de la communication. La politique est devenue un aller-retour permanent entre la fiction et la réalité du temps passé, pour négocier avec la réalité du temps présent, pour qu’elle se montre bonne fille, qu’elle ne contredise pas notre fiction du temps passé, pour qu’enfin on puisse croire quelques semaines encore que ce fut en vérité « the defining moment of the twenty-first century ».
Le souvenir, s’il y a plus tard un souvenir, gardera de nous un contraste saisissant ; ce contraste entre la cause dérisoire des montages qui nous font adhérer à des actions considérables, cruelles et qui portent le malheur, la pompe et la solennité boursouflée qu’il nous prend de déployer pour camoufler ce divorce tragique entre la politique et le monde, et garder notre conscience propre, enfin la vanité de tout cela au bout du compte, lorsque la poussière des communiqués est retombée. Montherlant donnait comme titre d’un de ses derniers Carnets, comme une prémonition des temps à venir : « Va jouer avec cette poussière... » Conseil venu à son heure au “dernier homme” selon Nietzsche, qui s’avère être un bien petit homme. Le diable en rit déjà.