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636Ce texte se veut un éclaircissement suite à la longue remarque d’Andros, postée sur le forum et que je remercie pour les nombreux points qu’il soulève (voir le 4 juillet 2012)
Vous parlez de la “vacuité de la fourmilière”, que vous semblez considérer comme allant de soi et normale. Mais c’est une situation en réalité récente (1995-2001), et ceux qui sont assez vieux pour avoir connu la chute du Mur de Berlin ont en connu une autre, de situation (que l’on peut critiquer à souhait, bien sûr, et il faut le faire, mais le point important est que c’était une situation différente de celle d’aujourd’hui, une situation où des projets pouvaient exister et où l’on pouvait y croire).
Dans ma méditation, il y a deux types de “vacuité”.
Le premier relève de ce dont parle Emmanuel Todd et dont je viens de parler, et qui concerne l’absence de projet politico-économique et le vide idéologique face au Système qui s’effondre – ceci selon la conception “classique” de la confrontation, celle qui a eu lieu au 19è et au 20ème siècle, et qui voyait deux idéologies (et toute deux crédibles) s’affronter, l’une se posant comme l’alternative de l’autre.
Cette situation de confrontation entre “projets” (Ouest contre Est, “liberté capitaliste” contre “communisme soviétique”, droite contre gauche etc. etc.) a existé et duré jusqu’en 1992. Ce n’est que depuis lors, et surtout depuis le début des années 2000, que :
1) le “projet” du Système s’est révélé pour ce qu’il est : insupportable (non durable, nihiliste, dénué de sens, impossible à vivre etc.) ;
et 2) aucune alternative crédible ne s’est plus (ne pouvait plus /ne devait plus) se structurer face à ça (le “vide d’alternative”, face au “vide du Système”, si vous voulez).
Le “vide de la fourmilière” (le “vide d’alternative”) dont vous parlez avec toute l’apparence du cynisme et du nihilisme compréhensible qu’appelle la situation présente, est donc une situation très, très récente (12 à 17 ans), et d’autant plus singulière qu’elle s’étend à la planète (enfin l’écoumène) entière.
Ensuite, je parle d’un autre vide, qui est cette “vacuité”, cette possibilité de vivre sans projet politique, économique et idéologique trop explicite ; il s’agit d’une possibilité de vivre cela personnellement, en le supportant psychologiquement, c’est-à-dire sans tomber dans le nihilisme et même en le dépassant de manière constructive. (Ce qu’on appelle le surnihilisme : on constate le nihilisme – c’est fait depuis le 19ème siècle, en long et en large, par de multiples critiques de la Contre-civilisation – et puis on le dépasse, on essaye d’aller au-delà, bien sûr.) Il s’agit cependant là d’affaire de “connaissance expériencelle”, c’est-à-dire d’expérience vécue, de quelque chose que l’on raffine en soi… Le terme “bouddhiste” vient dans mon texte, ainsi que celui de “satori”, parce que ce sont ces traditions qui ont mis des mots là-dessus et qui ont le plus travaillé la chose. Cela dit, c’est une chose universelle, qui surgit plus ou moins ici et là (et plutôt moins dans l’histoire de l’Occident, qui a travaillé préférentiellement d’autres dimensions (1), mais qui pointe néanmoins épisodiquement ici et là)
Quand à la prétendue “analyse” que vous mentionnez indirectement au début («Les esprits analytiques mésestiment souvent la vitesse d’effondrement»), je n’en donne aucun élément dans mon texte. Ce texte est d’une forme plus souple, plus proche de la méditation que de l’essai ou pire encore, de l’analyse. Pour l’analyse, je renvoie à d’autres articles (merci les liens hypertextes). Mais sans aller dans l’analyse historique, culturelle ni quoi que ce soit (et elle doit obligatoirement être multidimensionnelle), il n’est qu’à penser, à nouveau, aux années 1989-1991, ou à s’en souvenir, pour ceux qui l’ont vécue, et constater la rapidité avec laquelle un effondrement, peut survenir… Et l’on jongle avec moins de légèreté et de certitudes avec les dizaines d’années à venir !
Enfin, quand vous dites que «ce qui s’effondre, c’est une constellation de sociétés, qui furent d’ailleurs les fourmilières de leur temps»; que vous demandez «combien de temps avant qu’une nouvelle génération d'Irakiens ou de Libyens ne veuille succomber pleinement à Facebook et à la PS3 ?»; que vous laissez à penser que le “système” pourra toujours offrir «un poulet à 2€ le kilo aux masses qui ne génèrent plus que 2€ de valeur par jour»; et que vous concluez «le Système ne s'effondre pas du tout», alors nous ne parlons pas du tout de la même chose.
Vous vous référez à nouveau à une situation récente, temporaire, technique et économique, qui dure depuis moins de quinze ans (les derniers avatars de la globalisation – laquelle influence toujours la situation puisqu’elle nous laisse avec toutes ses catastrophes, mais qui n’existe déjà plus en tant que dynamique (celle qu’elle avait entre 1985 et 2001) mais seulement en tant que ruine (depuis c.2005-2008).
Pris à une autre échelle de temps, pris à une autre dimension (non plus seulement technique ou économique, mais civilisationnelle), alors ce qui s’effondre, c’est le Système. Et avec lui la “Contre-civilisation” dont il n’est que la dernière et finale mouture (2). Cette Contre-civilisation qui bloque, qui est bloquée en état de “surpuissance” et dont parle Toynbee (3). Cette Contre-civilisation qui est issue de la crise du 14ème siècle (qui fut la grande rupture dans l’histoire européenne) et qui s’est dessinée, presque irrésistiblement, depuis le 16ème siècle.
(Le Système datant, lui, du milieu des années 1990, la Contre-civilisation du tournant du 18è-19è siècle. Quant à leur substance, leur forme, leur signification, voyez les textes que dedefensa.org leur consacre).
Et ne vous y trompez pas, la situation de cette Contre-civilisation (qui a envahit la Terre entière, sous la forme du Système), est très singulière et tout à fait unique dans l’histoire des sapiens, en ce qu’elle à conjugué “surpuissance” matérielle, nihilisme spirituel et mondialisation comme aucune autres périodes avant elle. (Rien que ce dernier aspect, la mondialisation à l’échelle de la Terre, en fait un phénomène unique. Mais le fait le plus saillant est sans nul doute cette “surpuissance”.) On peut certes parler, comme vous le faites, de crises périodiques de l’“idéal de puissance” dans l’histoire (et je citerai par exemple la constitution de l’empire chinois au 3è siècle avant l’ère commune, ou la mondialisation eurasiatique du 13-14è siècle sous Gengis Khan) (4). Mais aucune de ces crises ne déboucha sur cette surpuissance hallucinante, dérivée de la conjonction du “Choix du feu” (la révolution thermodynamique et le titre éponyme du livre d’Alain Gras), d’une “fatigue psychologique” (proto-nihilisme) et de la réinvention de la guerre totale entre 1793 et 1815 (ainsi que du développement d’un “capitalisme total”, certes aussi – voir la belle méditation de Benjamin Walter à ce propos [5]). Notons qu’une fois de plus, on retrouve le 16ème où tout semble être déjà comme joué, noué.
Je suis bien conscient que tout cela demande une mise en perspective sur la longue, très longue durée, et que cela requière une certaine connaissance historique et préhistorique (puisqu’il faut également mettre en perspective l’Histoire (soit 5 à 4 millénaire avant notre ère) avec la préhistoire, dans laquelle les êtres humains ont vécu bien plus longtemps), à affiner, travailler, explorer et méditer elle aussi…
Et je m’excuse, car j’ai été, dans ma réponse, obligé de présupposer quelles étaient ou n’étaient pas vos connaissances en la matière. Vous me voyez donc désolé d’avoir dit des choses que vous connaissez certainement ! Mais l’important est que tout cela puisse être discuté, et mérite d’être discuté et analysé, en mettant les idées, intuitions, connaissances et savoir en commun.
Le plus dur, je pense, est de sortir du contexte actuel (lequel est totalitaire: c’est-à-dire laisse croire que rien d’autre que lui n’existe, ce qui est la plus grande des tromperies et des illusions), pour réaliser que d’autre choses, d’autres contextes existent, ont existé, et existeront… C’est le seul avantage (d’être sensible à d’autres contextes) des années qui passent, le seul avantage d’être né en une autre époque, où le Système n’avait pas tout envahi… et où la seule ambition des gens ne se résumaient pas à «seulement ne plus jamais connaître la faim» – mais de surcroît à vivre dans un cosmos un tant soit peu harmonieux, joyeux, vivant et désirable… incroyable, non ? (A nouveau, ce n’est qu’à demi ironique : dans la situation actuelle, cela doit effectivement sembler incroyable.)
Christian Steiner
(1) Sur la spécificité de la culture occidentale selon Jean-François Mattéi, voir par exemple la note [15] dans cet article du 7 janvier 2012.
(2) Pourquoi ce terme radical de “final” ? Voir par exemple, cette analyse de systèmes, du 23 septembre 2011.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela est non durable. Et qu’il n’est donc pas question ici de “millénaires”. La situation présente est donc non seulement très récente, mais encore totalement non durable.
Et ces “millénaires” d’âges sombres («sauvegarder les trésors de l'humanité, pour une nouvelle éclosion dans plusieurs millénaires sans doute» écrivez-vous) me rappellent mes lectures d’enfance, celle des auteurs de “l’âge d’or” de la science-fiction, et d’un certain Isaac Asimov avec sa trilogie Fondation (1942-1953, des première nouvelle au troisième volume), ou encore du Cantique pour Leibowitz (1952-1960) de Walter M. Miller. Mais ces ouvrages – que j’ai adoré lire et qui m’ont fasciné, en pleine Guerre Froide, vous imaginez ! – sont basés sur une vision romantique, tragique et quelque peu fantasmée, voire carrément hollywoodienne du Moyen-Âge. Ce dernier ne fut pas cet ère de stagnation et de préservation des “trésors de l’humanité” pour un lointain futur, mais au contraire une période, dure, certes, mais vivante et surtout riche d’inventions originales (ce depuis le 6ème siècle) et de renaissances culturelles et techniques (9ème et 10ème siècle).
Pour en finir avec Fondation, l’aspect “scientifique” de la “psychohistoire” d’Asimov est totalement positiviste, c’est-à-dire… immanquablement dépassé par le réel de la vie ! (l’eschatologie, précisément, l’irréductibilité fondamentale du réel). Le manga Nausicaä de Miyazaki Hayao, publié entre 1982 et 1994, magnifique contre-Fondation, en donne une superbe illustration. Mais n’oublions pas que ce grand écrivain (Asimov) inventait plus à la manière de romans policiers d’une très grande rigueur (on fait une hypothèse, que l’on la suit jusqu’au bout avec une grande logique, pour en explorer avec délices toutes les dimensions romanesques), et beaucoup moins pour la plausibilité des inventions “scientifiques” ou de l’anticipation, (Je mets à part ses derniers romans, notamment la suite qu’il tenta de donner, à parti de 1982 lui aussi, à Fondation, où il me persuada assez peu en allant chercher du côté d’un drôle de mélange entre robotique et mysticisme façon Gaïa de James Loovelock…)
(3) Voir la présentation dans ce texte du 27 juillet 2002.
(4) Christian Grataloup (2007), Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du Monde, Armand Colin.
(5) Cité dans ce texte du 23 juin 2012, et article téléchargeable là en pdf, sur ce lien.
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