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183511 décembre 2007 — Rappelons deux textes que nous avons publiés, qui présentent l’analogie entre l’élection de novembre 2008 et celle de novembre 1932. (La seconde étant l’élection de Franklin Delano Roosevelt [FDR] en pleine Grande Dépression, la présidence FDR débouchant aussitôt, à partir de mars 1933 et de l’installation du nouveau président, sur un programme radical d’interventionnisme étatique et de grands travaux publics, une formule de type keynesien identifiée aussitôt par la droite capitaliste, prompte à dramatiser les choses dans le sens obsessionnel qu'on sait, comme du pur “socialisme”.)
• L’un, du 5 décembre, concerne l’évolution nationaliste populiste d’Hillary Clinton, faisant brusquement passer les préoccupations économiques intérieures devant toutes les autres, y compris la politique étrangère qui restait la préoccupation essentielle depuis 9/11.
• L’autre, d’hier, concerne le texte d’analyse, du même 10 décembre de Steve Fraser, sur cette même équivalence novembre 2008-novembre 1932. Rappelons la conclusion de Fraser, qui permet de mieux fixer le débat, essentiellement la fraction qui concerne l’arrivée au pouvoir de FDR:
«Take the presidential campaign of 1932 as an instructive example. The crisis of the Great Depression was systemic, but the response of the Democratic Party and its candidate Franklin Delano Roosevelt – though few remember this now – was hardly daring. In many ways, it was not very different from that of Republican President Herbert Hoover; nor was there a great deal of militant opposition in the streets, not in 1932 anyway, hardly more than the woeful degree of organized mass resistance we see today despite all the Bush administration's provocations.
»Yet the New Deal followed. And not only the New Deal, but an era of social protest, including labor, racial, and farmer insurgencies, without which there would have been no New Deal or Great Society. May something analogous happen in the years ahead? No one can know. But a door is about to open.»
La question que nous nous posons concerne la valeur et la solidité de cette équivalence, compte tenu des événements des deux périodes. Avant de développer cette analyse, on doit mettre en évidence un point psychologique essentiel. Présentant le texte de Steve Fraser, Tom Engelhardt le définit bien par cette remarque, qui fixe le caractère terrorisant pour l’esprit américaniste du souvenir de la Grande Dépression:
«Even in an American culture notorious for its loss of memory, there are certain happenings no one forgets, and the Great Depression of the 1930s is one of those. Yet, in the media, just about no one dares to utter the “D” word because of its terrifying and toxic associations. And yet, Fraser argues, the onrushing economic crisis, now apparent to all, could indeed be hightailing in exactly that direction…»
Récemment, nous avons mis en ligne deux textes, l’un sur «le soleil noir de la Beat Generation», l’autre sur «l’Histoire de l’histoire américaniste», qui abordent cette question de la Grande Dépression et de son importance pour les USA, au travers de deux interprétations.
Par ces diverses remarques et citations de remarques, nous voulons rappeler l’importance absolument fondamentale de la Grande Dépression dans le processus psychologique américaniste lorsqu’il s’agit de juger d’un événement. Cette référence est indépassable. Elle est l’essence même de la tragédie américaniste dans la mesure où la Grande Dépression est, encore plus que la Guerre Civile (la Guerre de Sécession), l’événement tragique par excellence de l’histoire américaniste. L’événement est née de l’Amérique unifiée, de l’Amérique puissante, de l’Amérique achevée en un sens (comme elle pouvait l’être dans les triomphantes années vingts, les Roaring Twenties); il a donc instillé le doute fondamental, celui-là même de la tragédie, puisque de cette situation exceptionnelle est née la menace la plus radicale de désintégration de l’Amérique.
Il faut donc admettre ceci avant d’entrer dans le détail de l’analyse. L’apparition de cette référence effrayante dans les commentaires courants, – on la retrouve à tout propos, – à propos de la situation courante comme d’un événement proche inévitable (l’élection 2008), mesure la profondeur du désarroi psychologique de l’Amérique.
L’intérêt de l’analyse de Fraser est qu’elle est basée sur le rappel d’un fait souvent oublié: l’élection de FDR fut réussie à partir d’une campagne assez anodine (Fraser observe qu’elle ne différait guère de celle de son adversaire, le président sortant Hoover), qui ne reflétait en rien le drame qui déchirait l’Amérique.
(A l’automne 1932, l’Amérique était plongée déjà dans la Grande Dépression, dont on peut dire qu’elle avait atteint sa phase dramatique en 1931 (après le crash de Wall Street d’octobre 1929, suivi d’une remontée au printemps 1930 de la Bourse jusqu’au niveau de la prospérité de 1928, avant un déclin régulier accompagnant la détérioration de la situation économique). Le fond de la Grande Dépression fut atteint durant l’interrègne, entre novembre 1932 et mars 1933, avec un effondrement du système bancaire et une augmentation vertigineuse du chômage. (C’est à cause de cette période dramatique qu’un amendement à la Constitution fut voté pour réduire cette vacance de facto du pouvoir présidentiel de deux mois, de novembre à janvier au lieu de novembre à mars.) Ce sont bien entendu ces événements qui poussèrent FDR à une politique radicale. Sa première décision de nouveau président assermenté, le 5 mars 1933, fut d’ordonner la fermeture de toutes les banques, pour interrompre le processus de faillites en cascade.)
Il est certain que les événements vécus jusqu’à l’élection de novembre 1932 de FDR ne donnèrent pas, sur le moment, l’impression de calamité nationale qu’on éprouve aujourd’hui à juger historiquement la Grande Dépression. C’est la distance entre l’événement en cours et l’Histoire qui explique le phénomène. (Ce fut différent pour la période entre novembre 1932 et mars 1933, où tout sembla se volatiliser... Citons à nouveau André Maurois, retour d'un séjour là-bas, publiant en septembre 1933 ces remarques dans ses Chantiers américains: «Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l'hiver (1932-33), vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l'Amérique a cru que la fin d'un système, d'une civilisation, était tout proche.»)
L’impression est différente aujourd’hui, puisqu’on commence à constater l’affirmation, dans les commentaires, que l’Amérique est dans une crise aussi grave que celle de la Grande Dépression. La perception de cette crise avait été sanctionnée par les élections de novembre 2006, qui ont donné une majorité considérable aux démocrates, et elle a évolué du domaine extérieur (Irak) au domaine intérieur mais en beaucoup plus large (c’est l’Amérique toute entière qui est touchée par une crise systémique, et dans cette “Amérique toute entière” est inclus le drame irakien). L’affaiblissement et la parcellisation du pouvoir politique ont ajouté la perception de l’impuissance des autorités vis-à-vis de la situation en cours. Cette situation de perception d'une crise d'ampleur gigantesque est due à l’explosion de la communication qui permet, pour ceux qui sont peu sensibles au virtualisme officiel, de distinguer beaucoup plus rapidement le caractère éventuellement historique de tels ou tels événements en cours.
Par conséquent, on admettra que l’équivalence proposée a une certaine valeur, une cohérence certaine. Dans la version Fraser, elle a d’autant plus de cohésion et de cohérence que l’élection de 2008 est perçue, dans la version des événements qu’il donne, comme le point d’incandescence de la crise, un peu comme novembre 1932 et immédiatement après: «This perfect storm will be upon us just as the election season heats up. It will inevitably hasten the already well-advanced implosion of the Republican Party, which is the definitive reason 2008 will indeed qualify as a turning-point election.»
Néanmoins, comme on l’imagine, il existe des différences d’importance. Toutes tendent à rendre la version 2008 beaucoup plus dangereuse que la version 1932, si le scénario catastrophique se réalise.
• On a dit que le domaine extérieur, d’abord partie essentielle de la perception de la crise, en était devenu une partie intégrée dans une perception plus “interne” mais aussi plus profonde de la crise. (Et le domaine extérieur s'est élargi entre temps; désormais, c’est aussi bien l’Irak que les affaires économiques, l’effondrement du dollar, la crise de l’énergie, les affrontements commerciaux, voire bien entendu la crise environnementale et climatique avec ses effets.) Il n’empêche qu’il reste toujours domaine extérieur et qu’il est par conséquent hors du contrôle direct de l’Amérique. C’est-à-dire qu’à la différence de 1932, des interférences extérieures peuvent intervenir de façon beaucoup plus massive et beaucoup plus déterminante en 2008. De ce point de vue, le scénario 2008 est beaucoup plus incertain que le scénario 1932 parce que beaucoup moins contrôlable par la direction américaniste.
• Comme d’habitude, nous accordons une importance capitale à la partie psychologique. Elle est à notre avis de deux ordres. D’une part ce que Fraser nomme l’“Enronization”, du nom de la société Enron dont on a encore à l’esprit la faillite retentissante. Fraser applique le concept au monde financier, en détaillant l’état d’irresponsabilité absolue qui y règne, notamment mais pas seulement à cause de la corruption. (A moins que nous parlions de la corruption psychologique qui, elle, est certainement le facteur le plus important.) Nous aurions tendance à étendre cette idée à toute la direction américaniste, à l’image du système qui s’est installé depuis la fin des années 1970, de dérégulation, de dispersion des dernières références civiques et de bien public, de privatisation intensive de tous les domaines non encore touchés, jusqu’aux domaines les plus radicalement régaliens (le domaine de la sécurité nationale depuis l’arrivée de l’administration Bush, avec l’emploi sociétés privées type Blackwater, l’intervention du secteur privé dans le renseignement, etc.). Tout cela crée un formidable contexte d’irresponsabilité et d’absence de perception psychologique commune du danger éventuel d’une crise type Grande Dépression. La situation en 2008 est à cet égard plus grave qu’en 1932.
• Le deuxième élément psychologique capital est du à la révolution de la communication et tout ce qui va avec (virtualisme, relativité de l’information, etc.). La perception qui est en train de naître d’une crise majeure type-Grande Dépression n’est pas liée à un événement spécifique. Pour Fraser, c’est l’élément financier qui domine. Pour d’autres, c’est l’aspect constitutionnel. Pour d’autres encore, le facteur extérieur (l’Irak et le reste) continue à dominer. Il y a donc une perception psychologique grandissante d’une crise systémique mais sans référence obligée. Sa caractéristique principale n’a pas un rapport obligé avec une réalité mais avec de multiples réalités, chacune d’elles avec les transformations que leur apporte la perception. C’est une grande différence d’avec la Grande Dépression. En 1932, la référence de crise était fixe et partagée, “sous contrôle” si l’on veut, et, d’une certaine façon c’était un facteur objectivement rassurant (!). A la minute de sa prestation de serment, le 5 mars 1933, FDR savait exactement contre qui, ou contre quoi il fallait mobiliser la nation; et la nation savait à cette même minute contre qui ou contre quoi elle se mobilisait. (Nous employons à dessein le terme “nation” car en général nous le dénions dans le cas des USA. Mais dans cet instant de tragédie fondamentale que fut cette période 1932-33, notre perception est que sans doute les USA furent, au travers de la mobilisation contre la crise, pour la première et la seule fois dans leur histoire, une véritable nation, – tant le concept de “nation” se forge et prend son vrai sens dans une confrontation avec la tragédie de l’Histoire plus qu’avec le chiffre de l’indice Dow Jones. Cela ne dura pas.)
• Aujourd’hui existe ce phénomène extraordinaire : en raison de la multiplicité des situations de crise et des déformations que la communication leur fait subir, il n’y a pas une “grande crise“, une “menace”, etc. La référence de la crise est elle-même incontrôlable, au contraire de ce qu’était la Grande Dépression. En termes concrets : contre quel ennemi (quelle crise) le président (la présidente) élu(e) en 2008 va-t-il (elle) proclamer la mobilisation?
• Cette instabilité, cette insaisissabilité de la référence de crise est peut-être le facteur le plus explosif de 2008, et la différence essentielle, voire décisive d’avec 1932. Peut-être, d’ailleurs, devant tant de possibilités, n’y aura-t-il pas de mobilisation… Mais quoi, 2008 sera une année très intéressante.
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