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30 août 2005 — Nous revenons sur un texte de Timothy Garton-Ash (TGA pour faire bref), paru le 25 août dans The Guardian. C’est un texte général sur le destin de l’empire américain. La grande nouvelle est que TGA n’écarte plus l’idée que le destin de cet empire soit fortement compromis, jusqu’à envisager sa fin. En d’autres temps mais assez proches, TGA chantait avec modération mais conviction la puissance américaine. Il semblait alors hors de question qu’on en vît jamais la fin, du moins au regard du commentateur des affaires du monde. Le 26 juin 2003, TGA se baladait dans Paris, qu’il aime manifestement beaucoup, et il relevait partout les signes de l’indiscutable triomphe de l’américanisme : « French resistance to Americanization is so sharp because the Americanization of France is so far advanced. There is, crudely put, a sense that on all fronts the Americans are winning and the French losing. »
2003-2005, aujourd’hui les choses vont vite, — aujourd’hui, le ton est différent. TGA fait un parallèle entre le Washington d’aujourd’hui et l’empire britannique de 1902-1905, comparant la guerre d’Irak des Américains à la guerre des Boers des Britanniques. Il juge que ces deux conflits mineurs ont ceci de commun d’être les cimetières des ambitions de deux Empires qui se croyaient promis à durer si longtemps qu’on n’en pouvait prévoir la fin :
« … And yet, gnawing away beneath the surface, the nagging fear that your global supremacy is not half so secure as you would wish. As Joseph Chamberlain, the British colonial secretary, put it in 1902: “The weary Titan staggers under the too vast orb of his fate.” The United States is now that weary Titan. » D’où son constat, qui reste à mesure de la pensée modérée et libérale de TGA, européen sans doute et atlantiste sans aucun doute, — mais à la manière des atlantistes distingués d’aujourd’hui, avec un brin de nostalgie qui en dit long: « None of this is to suggest that the United States will decline and fall tomorrow. Far from it. [...] But whether the “American century” that began in 1945 will last until 2045, 2035 or only 2025, its end can already be glimpsed on the horizon. »
L’essentiel du propos de TGA est ainsi dit. Il nous importe maintenant d’en analyser la structure, le raisonnement et les arguments. C’est un type d’esprit bien particulier de notre temps que nous visitons: le pro-européen très atlantiste, l’européen transatlantique, à la fois partisan de l’Europe (ce que TGA est sincèrement), à la fois persuadé que rien de sérieux ne peut se faire sans l’Amérique. La modération de l’esprit de TGA, l’appel constant à la raison qu’on y trouve implicite mais puissant, sont des faits qui nous convainquent de la solidité de son jugement (“solidité” moins dans le sens de justesse que dans le sens où il est difficile de le voir changer de façon marquante, voire radicale : TGA n’est pas un exalté). Le jugement que TGA nous donne du destin de l’Amérique est par conséquent un signe particulièrement convaincant de l’évolution des esprits à cet égard.
Cela conclu, TGA poursuit son travail de commentateur, disons d’“historien de l’instant”, et s’attache aux développements possibles du constat qu’il fait de la fin de l’empire américain.
• Pourquoi l’empire s’effrite-t-il, à cause de quoi et qui va le remplacer? « China and India are to the United States today what Germany and America were to Britain a hundred years ago. China is now the world's second largest energy consumer, after the United States. It also has the world's second largest foreign currency reserves, after Japan and followed by Taiwan, South Korea and India. In the foreign reserve stakes, the US comes only ninth, after Singapore and just before Malaysia. According to some economists, the US has an effective net savings rate — taking account of all public spending and debt — of zero. Nil. Zilch. This country does not save; it spends. The television channels are still full of a maddening barrage of endless commercials, enticing you to spend, spend, spend — and then to “consolidate” your accumulated debt in one easy package. »
• Alors, que faire? La question implicite de TGA s’adresse à nous, Européens, à qui pourtant il n’assigne guère de rôle pour le futur ; à nous, Européens, qui semblons, dans sa façon de voir les choses, assister en spectateurs à cette évolution, — à moins que nous soyons partie prenante, au fait, et l’on sait alors de quel côté… « So this is no time for schadenfreude. It's a time for critical solidarity. A few far-sighted people in Washington are beginning to formulate a long-term American strategy of trying to create an international order that would protect the interests of liberal democracies even when American hyperpower has faded; and to encourage rising powers such as India and China to sign up to such an order. That is exactly what today's weary Titan should be doing, and we should help him do it. »
C’est à ce point, dans ces descriptions toutes marquées par la raison et le sang-froid de l’esprit modéré et rationnel, que le bât blesse. Pour justifier notre jugement, il suffit de revenir à un autre texte du même TGA, datant du 26 novembre 2004, également du Guardian, et publié sous le titre de : « American blues ». Ce texte, qui suivait une visite de TGA aux USA, avait comme sujet l’anti-américanisme, — mais un anti-américanisme bien particulier :
« I'm getting seriously worried about anti-Americanism. Anti-Americanism in America, that is. Here are just a few of the things that I've heard travelling through blue, ie liberal, America since George Bush won the election. “The truth is, they just are stupid.” (A New Yorker, of people in the red, ie conservative, states.) “The snakes.” “Fascism.” “Christian fascism.” “I wanted to make a film about a time when young Americans fought against fascism and not for it.” (A producer, explaining why he commissioned a film about the Spanish civil war.)
» For some days after John Kerry conceded, Democrats were telling me that the vote might have been rigged. The Diebold automatic counting machines were manufactured by a Republican crony; perhaps they were programmed to undercount Democratic votes. The Democrats' own exit polling showed them well ahead in counties they then lost. And so on.
» Some felt impelled to apologise to the rest of us. If you go to the website sorryeverybody.com, you can see a young American holding up a handwritten sign saying “Sorry World (we tried) Half of America.” Others, despairing, talked of emigration. A liberal radio host told me he had started looking at homes in New Zealand. “Oh yes,” said another journalist, “a lot of my friends are talking about New Zealand.” Visits to the Canadian immigration website soared giving a new meaning to the cartoon map that showed the blue states of the west and northeast coasts joined with their northern neighbour in the “United States of Canada”, and separated from “Jesusland” in the south. There's also jocular talk of the blue north seceding from the southern states of the Confederacy, thus reversing the story of the American civil war. »
... Et ainsi de suite. Et quelle était alors la réaction de TGA? Déjà, il était question de venir au secours des Américains : « So the expressions of European solidarity after the September 11, 2001, terrorist attacks (“Nous sommes tous Américains”) should acquire a new meaning and a new context after the November 2, 2004, elections. Hands need to be joined across the sea in an old cause: the defence of the Enlightenment. We are all blue Americans now. »
A la lumière de ce qui s’est passé depuis novembre 2004, l’on comprend bien que rien n’est venu réconforter TGA et contredire son jugement d’alors, bien au contraire. Pour preuve, son texte du 25 août 2005, — mais “pour preuve”, d’une façon assez paradoxale. On ne voit nulle part, dans ce texte du 25 août 2005 la leçon du texte du 26 novembre 2004. Si l’on poursuit l’analogie qui sert à TGA de point de départ de sa réflexion du 25 août, on comprend que c’est bien au niveau de la psychologie, de l’état de l’esprit public et ainsi de suite que le bât blesse dans son jugement. En Angleterre, en 1904 ou en 1905, et malgré les avatars de la guerre des Boers, on ne trouvait nulle part de telles expressions collectives de division et de haine intérieure qui puissent seulement approcher en intensité ce que TGA a ressenti en Amérique le 26 novembre 2004. Depuis, d’ailleurs, même après la chute de l’Empire de Victoria, on n’en a jamais trouvé de semblables. (La même chose peut être dite de la France, qui connut des avatars assez proches ; mais TGA ne s’intéresse guère à la France sauf pour annoncer sa fin, ce qui prend des allures de refrain et de redite à la lumière de l’Histoire. Vieille habitude anglo-saxonne.)
Ainsi peut-on distinguer ce qui obstrue la vision des esprits raisonnables de la sorte de celui de TGA lorsqu’il s’agit de juger du destin de l’Amérique. Ils se réfèrent à une “vision européenne” de la chose, c’est-à-dire celle qui observe une nation en pensant instinctivement que, peu ou prou, malgré des avatars, des révoltes, des incidents, il demeure une certaine unité de la nation, entre les citoyens eux-mêmes et entre les citoyens et leurs dirigeants. Cette conviction est ancrée dans la notion que la “vision européenne” conserve d’une nation, avec une transcendance qui en assure l’unité malgré tout. Ils découvrent alors l’Amérique en déclin et supposent que cet immense pays sera capable de “contrôler” ce déclin (comme firent l’Angleterre et la France, d’une certaine façon, — quoique, on s’en doute, il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur la France). Ils ne prennent pas en compte le spectacle que TGA lui-même rapporta de l’Amérique le 26 novembre 2004 : le spectacle de la division, de la vindicte, de la haine, le sentiment de la rupture irrémédiable, — et tous ces sentiments aussi forts parce que l’Amérique n’est pas une nation construite par l’Histoire, avec la transcendance qui finit par la tenir unie, mais une simple construction humaine.
Par conséquent, le texte du 25 août 2005 de TGA lu à la lumière de celui du 26 novembre 2004, et en tenant compte de la vitesse de l’Histoire dont témoigne l’évolution depuis le texte que publiait le même TGA le 26 juin 2003, nous fait craindre au contraire des événements de désordre et de chaos dans un futur très rapproché. 2025? C’est un autre temps, un autre univers, une époque si éloignée… D’ici là, des événements extraordinaires se seront produits, et, précisément, en Amérique même. Contre son gré, Timothy Garton-Ash nous le dit lorsqu’on confronte ses textes. Inconsciemment, c’est ce qu’il doit penser, lui qui — comme les gens de ce mode de pensée depuis le « Nous sommes tous Américains » du 11 septembre 2001, — ne cesse de nous dire in fine combien cette énorme puissance est fragile en nous répétant à toutes les occasions qu’il faut venir à son aide.
(… Mais tout s’éclaire, finalement, à la lumière des Lumières, — car c’est moins de l’Amérique dont il est question dans l’appréciation de TGA, que du rêve moderniste des Lumières. TGA nous le dit clairement : « Hands need to be joined across the sea in an old cause: the defence of the Enlightenment. » Ce n’est pas seulement l’Amérique qui est en danger, c’est le rêve moderniste des Lumières selon TGA.)