Variations autour de la cyber-insurrection

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L’une des meilleures sources de la presse générale sur le nouveau rôle d’Internet dans la bataille, – ce que Ray McGovern désignerait comme l’une des meilleures sources de l’ex-“Quatrième Pouvoir” sur le rôle du nouveau “Cinquième Pouvoir” – est certainement le quotidien Guardian/Observer. Il mélange l’alacrité de la presse générale britannique (certains titres, non-tabloïd et pas encore achetés par les Murdoch & compagnie) au fait d’être l’un des cinq supports de Wikileaks dans la presse internationale.

Hier, 12 décembre 2010, The Observer publiait un long article sur la “première cyberguerre”. A lire. On en extrait ces quelques phrases qui ont le mérite de bien résumer l’évolution de la situation de ces deux dernières semaines, et notamment l’entrée en guerre des bataillons à gros effectifs de hackers dans le cadre de l’“Opération Payback”, nom générique de cette action qui fut donné par le groupe Anonymous, et qui constitue une des phases de la crise Cablegate.

« Like most international conflicts, last week's internet war began over a relatively modest squabble, escalating in days into a global fight.

»Before WikiLeaks, Operation Payback's initial target was America's recording industry, chosen for its prosecutions of music file downloaders. From those humble origins, Payback's anti-censorship, anti-copyright, freedom of speech manifesto would go viral, last week pitting an amorphous army of online hackers against the US government and some of the biggest corporations in the world.

»Charles Dodd, a consultant to US government agencies on internet security, said: “[The hackers] attack from the shadows and they have no fear of retaliation. There are no rules of engagement in this kind of emerging warfare.”

»The battle now centres on Washington's fierce attempts to close down WikiLeaks and shut off the supply of confidential US government cables. By Thursday, the hacktivists were routinely attacking those who had targeted WikiLeaks, among them icons of the corporate world, credit card firms and some of the largest online companies. It seemed to be the first sustained clash between the established order and the organic, grassroots culture of the net.»

Plus loin, le même texte fait ces quelques remarques, qui pourraient synthétiser l’ensemble de l’analyse :

« Evgeny Morozov, author of The Net Delusion, a book which argues the internet has failed to democraticise the world successfully, believes the attacks are already viewed by Washington “as striking at the very heart of the global economy”.

»Another emerging target in the weeks ahead is the US government itself. For a brief time last Tuesday, senate.gov – the website of every US senator – went down. Cyberguerillas claim it is a possible sign of things to come.»

Il a été question plus haut du groupe Anonymous, dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises. Anonymous le bien nommé est en train d’acquérir une notoriété mondiale dans le cadre de Cablegate. Nous l’avions identifié comme la première unité “constituée” (fort sommairement, c’est son charme) à être connue dans la cyber-insurrection. Comme on voit par ailleurs, dans Ouverture libre du 11 décembre 2010, la complexité et la fluidité à la fois d’Anonymous sont considérables, avec des motivations diverses, allant du simple goût du jeu à l’anarchisme passé à la moulinette high-tech.

Il nous apparait évident qu’on retrouve au niveau des structures, du “commandement”, de la coordination, des caractères, des spécificités qui ont une parenté certaine avec Tea Party. Il y a les mêmes incertitudes structurelles, le même flou hiérarchique, la même imprécision sur les buts et les ambitions, les mêmes querelles internes, le même désordre latent. Comme dans Tea Party, on distingue également une certaine volonté rapportée par Coldblood (l’interlocuteur du Guardian, cité dans l’article référencé dans Ouverture libre) de s’organiser maintenant que le groupe a acquis une notoriété publique. Cette intention est louable mais il n’est pas sûr qu’elle soit menée à bien ; Tea Party, aussi, a songé plusieurs fois à s’organiser, mais jusqu’ici le mouvement a conservé sa diversité et son désordre.

Une professeur de droit spécialisée dans l’Internet, Lilian Edwards, de l’université de Sheffield, publie parallèlement un article critique de l’action d’Anonymous et des groupes de cette sorte. (Dans le même Guardian du 10 décembre 2010.) Notamment, elle critique l’action des insurgés contre des grands groupes tels Amazon.com, Paypal, etc.

«But this is not their fight. As I said in an earlier post on my blog, it would have been amazingly foolish for Amazon not to have taken down Wikileaks, given the risk they would be personally running of breaking the US Espionage Act if they had not. Amazon is an e-commerce operator; not a journalist. Its chief executive and assets are within US jurisdiction. Its business is to protect its personnel and its shareholders from legal risk, not to bolster a free press which may or may not be too timid.

»This fight is really between the US government and Wikileaks, not between intermediaries and the Rest of the World. In an ideal universe, it would be settled by an open and transparent prosecution against Wikileaks, where a court could decide if laws had or had not been broken. If they had, the acts of intermediaries in blocking access or funds to Wikileaks would be completely justifiable and cold be enforced by court injunctions. Given however that this is unlikely to happen, if only because of extradition issues, there are other legal and democratic rather than vigilante actions that can help resolve this matter.

»The people currently anonymously attacking Mastercard and PayPal would do better to harass their MPs (or similar representatives) to get them to ask in public what the hell is going on. Shareholders in organisations like Mastercard could table questions at shareholder meetings. Citizens in the US and elsewhere could pursue the relevant authorities to demand security breach notification, and as relevant, punitive damages, from the government and military organisations whose security practices were clearly derelict.

»Likely, none of this will happen either. But I would rather see a cyber-truce and a legal war than what we're getting right now, which is the reverse.»

Les explications et contestations de l’action des défenseurs de Assange sur Internet de la part de la professeur Lilian Edwards ont toute la force et la rigueur de la raison et du droit. C’est-à-dire que cette force et cette rigueur n’ont strictement aucune assise réelle, n’exprime strictement rien de la vérité de la situation. Il s’agit d’une fort belle et logique plaidoirie dans le vide, pour un monde structuré par la raison humaine ayant joué son rôle dans la constitution du Système, dans un monde qui s’effondre aussi vite que le Système lui-même. La professeur Lilian Edwards est fort instruite mais elle n’est pas de notre univers. Sa proposition d’attaquer les sites des parlementaires pour que ceux-ci entreprennent une action politique, au lieu des sites des grandes multinationales, qui lui seront gré de sa logique, est risible lorsqu’on fait les comptes des responsabilités et des pouvoirs des uns et des autres, et lorsqu’on fait un réel effort de compréhension de ce qu’est ce mouvement de cyber-insurrection. Cette phrase («This fight is really between the US government and Wikileaks, not between intermediaries and the Rest of the World.») montre qu’elle n’entend strictement rien à la vérité des enjeux de la bataille en cours.

C’est dans tous les cas notre analyse, que nous justifions par notre propre analyse en contre-argument. Il s’agit d’un extrait de la rubrique Perspectives de dde.crisis du 10 décembre 2010. Nous y parlons à nouveau de nos conceptions des “systèmes antisystèmes”, ou “systèmes antiSystème”. Nous commençons à apprécier ce phénomène comme une réaction technique et structurelle contre le Système, qui offre un outil à l'expression d'une contestation fondamentale du Système.

Réaction spontanée en “systèmes antisystèmes”, ou “systèmes antiSystème”

«Le grand intérêt de cette énorme affaire, qui la différencie décisivement des vagues de révélations concernant l’Afghanistan et l’Irak, est qu’elle a permis de mettre en évidence comment la résistance contre le Système est en train de passer à une insurrection et, dans ce cas, à une “cyber-insurrection” avec des effets immédiats sur la stabilité des directions politiques et sur les relations politiques elles-mêmes. Cette insurrection s’est faite de façon complètement spontanée, pour des raisons diverses, c’est-à-dire dans l’incohérence politique et idéologique la plus complète. D’ailleurs, ici ou là, Wikileaks a affirmé qu’il n’avait pas demandé l’aide de tel ou tel groupe (notamment le groupe Anonymous, extrêmement efficace dans ses attaques).

»De ce point de vue, on peut observer que la mobilisation, ou l’insurrection dans ce cas, s’est faite moins pour Wikileaks que contre le Système en général. Et cette mobilisation-insurrection se fait moins selon des mots d’ordre unificateurs que selon une “dynamique de système”, voire une sorte de “conscience de système”, où se mélangent des conceptions politiques souvent peu élaborées, des conceptions de pratiquants des réseaux Internet, voire le simple entraînement de la pratique technologique devenant un exercice de contestation des positions de maîtrise technologique officielle des réseaux, ou des tentatives dans ce sens, avec une contestation parallèle contre les forces adjointes à ces attitudes et forces officielles (notamment, pour le cas considéré de Wikileaks, les grands groupes capitalistes et financiers tels que Paypal, MasterCard, Visa, victimes des attaques). Il n’y a aucune dissimulation, aucune mystification, mais bien une réalité, voire une vérité profonde que les “insurgés” eux-mêmes seraient bien en peine de réaliser et encore moins de définir.

»Wikileaks lui-même, d’ailleurs, se garde bien d’énoncer des positions politiques. Nous ne croyons nullement qu’il s’agisse d’une manœuvre, d’une tactique, etc. Certes, Julian Assange est réputé comme antiaméricainiste, ou “accusé” de l’être, mais cette attitude peut très bien s’inscrire dans son schéma simpliste de la transparence à tout prix qui est la justification “politique” de son action; mais plutôt que “politique”, nous parlerions de justification “citoyenne”, accordée aux conceptions postmodernes...

»Ainsi sommes-nous conduits à accorder fort peu d’importance aux explications, attitudes, plaidoiries des “insurgés”. Nous parlons dans ce cas aussi bien de Wikileaks, des défenseurs politiques classiques de Wikileaks (par exemple, les “dissidents” ou opposants US type Daniel Ellsberg, voire Noam Chomsky), des défenseurs “opérationnels” de Wikileaks sur Internet, avec tous les problèmes que l’intervention de ces derniers à posés au Système. Ce qui compte, c’est leurs actions diverses au sein d’ensembles dynamiques plus vastes qu’eux, et dont nous pensons qu’ils ne les contrôlent pas vraiment, voire même qu’ils ne réalisent pas pleinement leur existence.

»Il s’agit d’un concept que nous tentons de développer depuis quelques semaines, et sur lequel il est bien entendu que nous reviendrons (sans doute, dans notre prochaine rubrique de defensa). Il s’agit du concept de “systèmes antisystèmes”, pour la référence orthographique au modèle technique, qui devient dans le cas plus précis que nous envisageons, des “systèmes antiSystème”, – c’est-à-dire, qui ne se forment en systèmes que pour attaquer ce que nous nommons le Système, – avec une majuscule, puisqu’il n’y en a qu’un seul et que ce ne peut être un autre... Seul ce Système-là serait capable de susciter contre lui la formations de ces systèmes antisystèmes, automatiquement interprétés comme des systèmes antiSystème. Nous croyons que c’est ce phénomène qui s’est développé durant l’affaire Cablegate et cette formation constitue un événement majeur.»


Mis en ligne le 13 décembre 2010 à 06H42