Varsovie-Paris-Washington, en passant par la Libye

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Nous nous arrêtons à un article d’opinion très récent, paru dans le Washington Post et sur le site Slate.com, le même 28 mars 2011. Il est signé d’Anne Appelbaum et concerne le comportement, les manœuvres, les arrière-pensées, ou les pensées tout court (et toutes courtes), de Sarkozy, durant les préliminaires et le début de la “guerre” contre la Libye du colonel Kadhafi.

Observons d’abord qu’Appelbaum, historienne et journaliste d’opinion, issue d’une famille très aisée de Washington D.C. (sa mère fut administratrice du Musée d’Art Corcoran, à Washington), Prix Pulitzer en 2003 pour son œuvre maîtresse sur le Goulag, est une personnalité du plus haut intérêt. Résolument de la droite interventionniste, et même néo-conservatrice, elle a épousé en 1992 Radislaw Sikorski, qui résidait alors à Washington et travaillait lui aussi dans les milieux néo-conservateurs de l’American Enterprise Institute. En 2009, le couple Sikorski-Applebaum s’est installé à Varsovie, où Sikorski, évidemment de nationalité polonaise, est devenu ministre des affaires étrangères. C’est dire si Applebaum, qui conserve une tribune régulière au Washington Post, dispose d’excellentes sources sur les questions de politique étrangère, tant en Europe qu’à Washington.

Apllebaum décrit donc les manigances de Sarko d’une façon qui n’a rien pour nous surprendre, – du point de vue politique-politicien, essentiellement pour restaurer sa popularité réduite en lambeaux et tenter de redresser sa position d’ici les présidentielles françaises 2012. La thèse nous est familière. Applebaum n’oublie pas de nous livrer un portrait croquignolet de notre BHL national et capital-Rive Gauche, dont elle ne manque pas de mentionner le rôle important dans toute cette aventure : «No sly consultant lurks in the wings, either. Au contraire: The man who introduced Sarkozy to the Benghazi rebels is none other than Bernard-Henri Levy, a pop philosopher so French that I can’t think of an American equivalent. We just don’t have philosophers who wear their shirts unbuttoned, marry blond actresses and take sides, enthusiastically, in wars in Bangladesh, Angola, Rwanda, Bosnia and beyond. By siding with Levy’s emotional plea for humanitarian intervention — a decision that surprised even his foreign minister — Sarkozy clearly thinks he might share some of the philosopher’s glamour.»

La thèse, finalement, – cette fois, celle d’Applebaum interprétant la thèse sur la politique de Sarko dans cette circonstance, – revient à s’interroger : Ne sommes-nous pas en train de bombarder la Libye pour faire réélire Sarko ? C’est à peu de lettres près le titre que choisit Le Monde, sur son blog, le 29 mars 2011, pour commenter l’article d’Applebaum en termes presque horrifiés et selon une stupéfaction dont on espère qu’elle est feinte ou bien c’est à désespérer (au titre «Fait-on la guerre pour la popularité de Sarkozy?» correspond cette appréciation de l’entame du commentaire : «…l’éditorialiste américaine Anne Applebaum n’y va pas par quatre chemins et s’interroge publiquement sur Slate.com : “Le président français a-t-il défendu l’intervention en Libye pour avoir de meilleures chances d’être réélu?”»)

Le commentaire du Monde s’attache donc aux divers détails et commentaires d’Applebaum sur le comportement de Sarko…

«Sarkozy espère clairement que l’aventure libyenne va le rendre populaire, écrit Anna Applebaum, avant de raconter l’anecdote suivante :

»“Personne ne s’en étonne, d’ailleurs. Lors d’une conférence de presse à Bruxelles, la semaine dernière, j’ai vu un participant français se vanter du rôle de la France dans la campagne aérienne en Libye. A peine une minute plus tard, il était tout à fait d’accord pour dire que cette guerre était un stratagème pour aider à la réélection de Sarkozy.”

»Pour Anne Applebaum, les Etats-Unis sont désormais embarqués dans une intervention militaire dont les buts ne sont pas précis et l’issue plus qu’incertaine. L’Union européenne, elle, ressort de cette guerre en très mauvaise posture. “Si le but de Sarkozy était d’exposer la faiblesse et les incohérences de la diplomatie européenne, il n’aurait pu mieux faire”, écrit-elle.

»Pour étayer son analyse, l’éditorialiste fait ensuite un parallèle entre les bombardements en Libye et les élections cantonales en France:

» “Les socialistes français ont triomphé lors d’élections locales ce week-end. Les rebelles libyens ont triomphé à Brega et Ras Lanouf. En France, les regards sont déjà tournés vers l’élection présidentielle de 2012. En Libye, le regard des rebelles est tourné vers Tripoli. Vous ne pensez pas que ces choses sont liées. Mais, bien entendu, elles le sont.”

»Elle conclut en disant que pour Nicolas Sarkozy – “un président français dont l’empressement à prendre de vrais risques pour jouer un rôle, n’importe quel rôle (…), est sans précédent” –, cela se joue désormais “à quitte ou double”.»

Curieusement (?), le commentaire ne relève pas un “détail” particulièrement intéressant, qui reflète sans aucun doute des indications venues des milieux ad hoc à Washington, directement vers Anne Applebaum ou par l’intermédiaire de son mari le ministre : à savoir que, pour convaincre Sarko d’accepter que l’opération contre la Libye soit placée sous le contrôle OTAN, Obama dut menacer d’un retrait complet de l’opération des forces US. Or, ce “détail”, par contre, est relevé par une simple citation de l’article, avec la phrase souligné en gras, comme nous allons faire, sur le site de l’Atlantic Council, directement lié à l’OTAN (ou au NATO, plutôt), publié le même 29 mars 2011, sous le titre «Did Obama threaten to withdraw from coalition?» et sous la signature de Jorge Benitez :

«In the interests of what remains of alliance solidarity, no NATO members vetoed the Libyan operation, which was thrust upon the organization by President Obama. But Germany and Turkey — two historical pillars of the alliance — vehemently and publicly objected. A host of others are quietly fuming. According to one insider’s account, [French President Nicolas] Sarkozy agreed to put the operation under a NATO flag only after the White House threatened to withdraw completely. He had apparently assumed that the U.S. military would continue to underwrite an intervention he led.»

…Encore une fois, notons combien Applebaum est à un point de confluence de sources diverses et particulièrement bien informées, pour étayer son commentaire : son mari, ministre des affaires étrangères d’un gouvernement européen qui n’a pas beaucoup apprécié que la France tente d’entraîner l’Europe et un peu tout le monde dans ce conflit libyen, les milieux washingtoniens, y compris les neocons, où, si l’on n’est pas nécessairement contre le conflit, l'on est nécessairement contre le rôle superlatif que la France de Sarko veut y jouer… Tout cela nous permettant de ressentir, au travers de ces diverses réactions, combien ce conflit est marqué par le rôle qu’y tient la France, par le maximalisme français, et cela perçu plus comme un facteur de division au sein du bloc américaniste-occidentaliste (BAO) que comme un facteur d’entraînement.

La phrase mise en exergue par l’Atlantic Council est bien la phrase qui importe pour les milieux atlantistes, bien plus que les vaticinations sur l’électoralisme guerrier de Sarko qui semblent tant émouvoir Le Monde et qui illustrent une méthode plutôt habituelle du monde politique anglo-saxon. Cette phrase semblerait impliquer, d’une façon plus large, l’idée que les USA ont été contraints plutôt qu’enthousiastes pour leur engagement libyen, ce qui semblerait correspondre, pour une raison complémentaires à celles déjà identifiées, aux brusques évolutions de l’administration Obama. Dans ce cas, ce serait le comportement français, tel qu’il aurait été perçu par les USA, qui aurait constitué une obligation ponctuelle à cet égard, avec la crainte dans le chef des USA de perdre leur position de leadership du bloc BAO. Il paraît assez probable que ce facteur ait joué un rôle, renforcé par le peu d’estime entre Sarko et Obama, et la méfiance profonde du président US pour les menées françaises ; ce même facteur, renforcé évidemment par les réactions européennes, allemandes notamment (polonaises…), face aux pressions françaises… On peut d’ailleurs observer que les positions US et turque dans cette crise, bien qu’elles se réfèrent à des analyses et des situations très différentes, sinon opposées voire antagonistes, s’expriment dans ce cas, tactiquement, dans tous les cas dans la phase initiale de la crise, de la même façon : introduire l’OTAN dans le jeu pour tenter de reprendre le contrôle complet de l’affaire et freiner autant que faire se peut les initiatives maximalistes françaises. (…Alors que cette initiative recèle, d’une autre façon, de la part de l'OTAN et du complexe militaro-industiel US, une autre sorte de maximalisme ! Personne n’a dit que les choses étaient simples dans la crise centrale, pleine de contradictions, d’un Système d’une telle puissance.)

A cette lumière, qui n’en exclut évidemment pas d’autres et qui, évidemment (bis), va jusqu’à les compléter, la crise libyenne apparaît comme un formidable facteur de division à l’intérieur du bloc BAO, et cette fois moins entre Europe et USA, qu’entre un “bloc” Europe-USA d’attentistes prudents et de rétifs à l’emploi exagéré de la force, et les pays en pointe pour l’intervention en Libye. Dans ce schéma, sans doute la position la plus complexe et la plus mystérieuse est-elle celle du Royaume-Uni, aussi maximaliste que la France et qui doit pourtant tenter de ménager ses “relations spéciales” avec les USA.

Dans tous les cas, on voit que l’appréciation de la crise ne prend plus seulement comme références les habituelles positions bellicistes ou pas, comme on les a connues entre 2001 et 2008, mais qu’elle introduit des éléments nouveaux tels que l’effondrement de la puissance US, l’éclatement européen, le rôle nouveau d’un pays comme la Turquie, etc. Les grandes lignes de partage et d’engagement qui font justement parler d’un “bloc BAO” et le reste (contre le reste) tendent à se brouiller et à disparaître peu à peu, c’est-à-dire très rapidement, au profit (?) d’un désordre considérable, avec des engagements ponctuels des uns et des autres, selon les circonstances dont certaines peuvent paraître très futiles, et d’une façon finalement très désordonnée qui interdit de tirer des enseignements politiques précis. Ce désordre correspond, lui, de façon très logique, à la phase maximale de la crise terminale du Système où nous entrons ; il explique par ailleurs qu’il faille tenir compte, à côté des explications habituelles correspondant aux facteurs stratégiques et politiques, d’appréciations nouvelles qui tendent à lier d’une façon très inhabituelle des crises en apparence très éloignées les unes des autres (voir le 29 mars 2011).


Mis en ligne le 31 mars 2011 à 13H46

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