“(Very) Blue Mood”

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(Very) Blue Mood


29 novembre 2007 — Ceci se passait encore hier, lorsqu’un fonctionnaire européen, lecteur du Financial Times (FT) comme tout bon fonctionnaire européen mais lecteur assez critique: «Le FT devient bien inattendu. Je l’ai lu en détails ce week-end, j’ai eu l’impression de lire un journal alter-mondialiste…»

Il se passe effectivement quelque chose. Il se passe quelque chose lorsqu’un Mike Whitney, auteur dissident, qui s’exprime sur Internet et ne mesure pas sa critique radicale du système, en vient à se référer dans un texte critique du système à un personnage aussi éminent du système que Lawrence Summers (ancien adjoint au secrétaire puis secrétaire au trésor de l’administration Clinton). Whitney va jusqu’à le citer dans le titre de sont texte du 28 novembre sur Information Clearing House: «Even Larry Summers Predicts Doom — A Dollar the Size of a Postage Stamp»… Ce qui nous donne ceci, après une description apocalyptique de la situation du dollar:

«Harvard Economics professor, Lawrence Summers offered this sobering warning yesterday in an article in the Financial Times, “Wake up to the dangers of a deepening crisis”:

»“Three months ago it was reasonable to expect that the subprime credit crisis would be a financially significant event but not one that would threaten the overall pattern of economic growth. This is still a possible outcome but no longer the preponderant probability.

»”Even if necessary changes in policy are implemented, the odds now favor a US recession that slows growth significantly on a global basis. Without stronger policy responses than have been observed to date, moreover, there is the risk that the adverse impacts will be felt for the rest of this decade and beyond. Several streams of data indicate how much more serious the situation is than was clear a few months ago.”

«Summers is not the smartest guy on the block. If he was he wouldn't have said men are smarter than women and he'd still be president of Harvard. But he's a capable economist and he can sniff disaster as it comes stampeding round the corner.»

Le texte de Sumers est effectivement publié dans ce Financial Times qu’a dévoré notre fonctionnaire européen, le 26 novembre. C’est une critique radicale de la politique suivie par les dirigeants occidentaux, notamment et essentiellement américanistes; c’est un appel au retour à la réalité, et d’urgence, la reconnaissance de la profondeur de la crise et l’abandon de l’optimiste virtualiste béat qui semble diriger la pensée de ces dirigeants («In such an environment, economic policy needs to be governed by the clear and public recognition that restoring the normal functioning of the financial system and containing any damage its breakdown may do the real economy is the central macro-economic and financial challenge facing the US. In the US today, as in many other countries in the past, confidence will return the first day an official statement about the economy proves to have been too pessimistic.»)

Le professeur Summers, plus professeur que jamais, dénombre les causes de la crise et propose quelques remèdes de cheval. Il termine, mi-figue mi-raisin, – et plus figue que raisin sans doute: «All of this may not be enough to avert a recession. But it is much more than is under way right now.»

Pour terminer cette revue de détail de l’esprit catastrophique qui est en train d’envahir les USA, et en n’oubliant pas que c’est aussi celui des consommateurs eux-mêmes (le public US), quelques paragraphes extraits d’une diatribe de Paul Craig Roberts, également surInformation Clearing House ce 28 novembre. Roberts est aussi un auteur des réseaux dissidents, aux avis tranchés et radicaux, mais il fut secrétaire au trésor de Reagan et sa radicalisation s’appuie sur une solide connaissance des réalités économiques US.

«In the 21st century, the US economy has been driven by consumers going deeper in debt. Consumption fueled by increases in indebtedness received its greatest boost from Fed chairman Alan Greenspan’s low interest rate policy. Greenspan covered up the adverse effects of offshoring on the US economy by engineering a housing boom. The boom created employment in construction and financial firms and pushed up home prices, thus creating equity for consumers to spend to keep consumer demand growing.

»This source of US economic growth is exhausted and imploding. The full consequences of the housing bust remain to be realized. American consumers lack discretionary income and can pay higher taxes only by reducing their consumption. The service industries, which have provided the only source of new jobs in the 21st century, are already experiencing falling demand. A tax increase would cause widespread distress.

»As John Maynard Keynes and his followers made clear, a tax increase on a recessionary economy is a recipe for falling tax revenues as well as economic hardship.

»Superpower America is a ship of fools in denial of their plight. While offshoring kills American economic prospects, “free market economists” sing its praises. While war imposes enormous costs on a bankrupt country, neoconservatives call for more war, and Republicans and Democrats appropriate war funds which can only be obtained by borrowing abroad.

»By focusing America on war in the Middle East, the purpose of which is to guarantee Israel’s territorial expansion, the executive and legislative branches, along with the media, have let slip the last opportunities the US had to put its financial house in order. We have arrived at the point where it is no longer bold to say that nothing now can be done. Unless the rest of the world decides to underwrite our economic rescue, the chips will fall where they may.»

La nef des fous en balade catastrophique

Finalement, Whitney cite Summers parce qu’il est d’accord avec lui, et Summers ne dit rien d’autre que ce que dit Paul Craig Roberts lorsque celui-ci écrit: «Superpower America is a ship of fools in denial of their plight.» (“La Superpuissance Amérique est une nef de fous qui nient leur destin catastrophique”). Cette concordance de pensées si différentes, voire si antagonistes en temps courant, nous suggère, – en fait, nous confirme que nous sommes dans un temps historique exceptionnel. Pour l’Amérique principalement.

Comme disent les fins et “réalistes” connaisseurs de l’Amérique: là-bas, quand l’économie va, tout va. Mais quand elle ne va pas? Rien ne va plus. Bien entendu, le problème américaniste ne se résume pas, aujourd’hui, à l’économie. Mais tout se passe comme si les crises multiples qu’affrontent les USA se concentraient, s’intégraient dans la perception des critiques de plus en plus nombreux du système en une crise économique générale. Encore faut-il ajouter notre sempiternelle démarche: l’évolution est d’abord psychologique. Certes, il y a des “conditions objectives”, comme disent et pensent les économistes, mais il apparaît évident que même ces conditions objectives sont fortement influencées par la psychologie. Si, brusquement, la faiblesse du dollar acclamée par certains comme un avantage US (pour les exportations) devient dans la perception qu’on en a une calamité sans nom, c’est parce que, dans l’expression, le terme “faiblesse” a pris le pas, d'une façon radicale, sur le terme “dollar”.

Aujourd’hui, le terme “faiblesse” renvoie à de multiples situations américanistes tandis que “dollar” renvoie à une puissance qui n’est plus qu’un souvenir. Imaginez ce que serait la perception si les USA l’avait emporté définitivement en Irak le 12 avril 2003, s’ils avaient mis au pas les autres soi-disant “états-voyous” rétifs, si Poutine faisait patte de velours et ainsi de suite. L’économiste Summers ne s’en cache pas : «Then there are the potentially adverse effects on confidence of a sharply falling dollar, rising energy costs, geopolitical uncertainties especially in the Middle East, or lower global growth as economic slowdown and a falling dollar cause the US no longer to fulfil its traditional role of importer of last resort.»

La perception de la catastrophe fait donc son chemin et commence à unir dans une même analyse des observateurs dissidents et des commentateurs conformistes du système. Et tous, effectivement, appuient sur ce point fondamental, celui que soulignait déjà Clyde Prestowitz, de l'Economic Strategy Institute, à propos de l’absence complète de la situation du dollar dans la campagne électorale: «It's ignorance and arrogance. The candidates, the voters, the country's elite – they all take it for granted that the US currency is always going to be the world's currency. It hasn't hit them yet.»

Autrement dit, la maladie américaniste n’est pas économique mais psychologique. Elle ressort de cet aveuglement colossal, dont nous expliquons la subsistance intouchazble par le virtualisme, moyen sophistiqué de s’aveugler, mais dont la racine est bien dans l’arrogance pathologique de cette assurance de puissance qui habite leur psychologie. Tout cela ne date ni d’aujourd’hui, ni de 9/11 au reste, – et nous nous ferons un plaisir malin de citer Lawrence Summers in illo tempore, qui nous fit la démonstration de l’aveuglement qu’il dénonce aujourd’hui.

• Le 1er février 1998, au Forum Economique de Davos, venu d’un Washington plongeant dans l’incroyable Monicagate (scandale Clinton-Monica Lewinski), sous le coup d’une atmosphère délétère et dérisoire, Summers, alors secrétaire adjoint au trésor, était touché par une soudaine lucidité (celle qu’il retrouve aujourd’hui). Il parlait du plus grand danger qui menaçait la puissance de l’Amérique au XXIème siècle, celle de se trouver de plus en plus “inward-looking” (repliée psychologiquement sur elle-même). «Nous allons devoir trouver des moyens – nous tous, au sein de l’exécutif, du Congrès et de la société civile, – pour restaurer la confiance dans nos institutions publiques qui s’est érodée pendant de nombreuses années, si nous voulons conserver à l’Amérique son caractère d’exemple et la confiance nécessaire pour faire ce que nous devons faire au XXIème siècle» Et Summers poursuivait avec ce risque qu’il voyait pour les USA, qui n’était pas «simplement de conserver son rôle de première puissance du monde mais aussi sa position de première puissance ouverte sur le monde [“outward-looking”] et non-impérialiste.» Effectivement, il définissait ce risque de l’aveuglement de l’arrogance, du virtualisme d’aujourd’hui. (D'ailleurs avec ce pré-supposé bien inattendu de poser comme évident que les USA avaient été “ouverts sur le monde” s'ils commençaient à l'être moins.)

• Un an plus tard (fin janvier 1999), à Davos également, Summers, se contentait de déclarer en toute simplicité: «Jamais depuis 500 ans une économie n’a dominé le monde comme les USA aujourd’hui» («une affirmation qui a fait sourire bien des experts», commenta Le Monde, parlant de «l’arrogance américaine»). Devenu secrétaire au trésor, le Monicagate bouclé et oublié, Summers avait, lui, bouclé et oublié ses bonnes résolutions. Le critique d’aujourd’hui nous avait démontré, presque une décennie plus tôt, comment fonctionne le système, comment les psychologies se soumettent à lui et à ses exigences, même lorsqu'elles ont un instant cédé à la lucidité, comme à une maladie honteuse.

La véritable question est chronologique: sommes-nous au bout de l’aventure de cet effondrement dans l’arrogance et l’aveuglement, ou y aura-t-il l’un ou l’autre épisode de plus? Effectivement, le fait que l’effondrement de la puissance US se concrétise aujourd’hui dans la question économique, avec le puissant aliment d’une psychologique désormais catastrophiste, est un signe extrêmement révélateur. Les USA n’ont pas la capacité qu’ont les Russes, les Argentins ou les Thaïlandais de résister à une vraie crise, celle que “leur” globalisation (celle que conduisent les USA) provoqua dans ces trois pays en 1997-98. Avec les USA, une crise économique n’est pas un accident de l’Histoire, c’est le spectre infâme, définitif, – le spectre de la Grande Crise, de la Grande Dépression des années 1930. Aujourd’hui, ils ne s’en relèveraient pas. (Quant à nous du Rest Of the World, nous affronterions une tempête enfin à la mesure de cette civilisation que nous avons prétendu édifier sur le monde entier depuis quelques siècles.)