“Victoire mineure” mais la cacophonie est plus ample

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“Victoire mineure” mais la cacophonie est plus ample

10 septembre 2008 — Nous avons pris le temps de reprendre notre souffle. Quatre heures de négociation, cela fatigue. Un journaliste, français et attentif, observait que Sarko donnait, en évoquant son interlocuteur à la conférence de presse, du “président Medvedev”, – après tout, très gaullien, non? Medvedev, assez badin, presque ironique, plutôt souriant, tout cela qui est un comble pour un personnage qui nous avait semblé jusqu’alors balader une allure de mannequin engoncé et plastronné dans des costard à ne pas croire, – Medvedev parlait lestement de “Nicolas”.

En général, les commentaires médiatiques ont été discrets, du type “bout des lèvres”, ou “lip service” pour les pseudo-amis. (Mais cela n’avait été guère différent lors de la première intervention de Sarko à Moscou, sur le cessez le feu, à part quelques jugements, d’ailleurs venus après coup, – comme celui de Mary Deverjsky dans The Independent: «In fact, the EU's first moves were positive, as international responses go. The French presidency of the EU placed the onus on Nicolas Sarkozy and his foreign minister, Bernard Kouchner, to react in the name of Europe. Exhibitionist and interventionist politicians both, they made an admirably prompt start, exchanging their sacrosanct August holidays for a few rounds of shuttle diplomacy.») L’explication de cette retenue est sans doute qu’il s’agit de la France, – “Sarko l’Américain” ou pas, – et que la consigne générale du système anglo-saxon, en général suivie par le troupeau, est d’éviter de dire du bien de la France par tous les moyens et de ne jamais rater une occasion d’en dire du mal. Par élimination, on dira enfin qu’il était difficile de complètement condamner la tentative et ses résultats dès lors qu’on n’a rien à proposer en échange et qu'elle a donné quelques résultats; dans ce cas, le silence est d’or.

On peut s’arrêter au commentaire du Spiegel, du 9 septembre, parce qu’il est assez mesuré, qu’il ne dénie pas les aspects positifs de la démarche de Sarko, tant s’en faut, qu’il lui rend même justice, sans cacher les limites de l’exercice. (D’où son titre: «Sarkozy Scored a Minor Victory in Moscow'»)

«Against most expectations, Sarkozy succeeded Monday in getting Russia to approve an updated cease-fire agreement. But many issues remain when it comes to Georgia and its breakaway republics. German commentators are too worried to get caught up in any celebration.

»In tense negotiations between the EU and Russia Monday, French President Nicolas Sarkozy and his European counterparts unexpectedly succeeded in getting Russian President Dmitry Medvedev to agree to pull Russian troops out of most of Georgia. But the success really only amounted to cutting off one of the Hydra's heads, leaving many others unresolved.

»Europe sent three heavy-hitters – Sarkozy, currently president of the rotating EU presidency, European Commission President Jose Manuel Barroso and EU foreign policy chief Javier Solana – to Moscow for four hours of talks aimed at salvaging what remained of a peace agreement brokered on Aug. 12, which had done little more than bring an end to open warfare between the sides.

»The updated cease-fire plans call for Russia troops to withdraw from central Georgian areas by Oct. 11 and for 200 EU monitors to be allowed to deploy to areas surrounding the two breakaway regions of South Ossetia and Abkhazia next month. Russia infuriated the West when it recognized the independence of the two separatist regions recently.

»What Monday's agreement leaves open is the issue of the status of the two regions and whether Russian troops will withdraw from them as well. “It is not up to Russia to recognize unilaterally the independence of Abkhazia and South Ossetia," Sarkozy told reporters Monday. “These are international rules. These should be respected.”»

Comme on le comprend, la réunion n’a pas été sans tension. Il y eut même un moment, selon Reuters repris par Spiegel, où Sarkozy menaça de rompre la négociation. («In fact, at a certain point, Sarkozy reportedly even threatened to call off the negotiations. While Medvedev was not in the room, Russian officials tried to delete a reference to the Aug. 6 pre-conflict positions from the agreement, according to Reuters. The news agency quotes an unidentified official as saying that, upon seeing the changes, “Sarkozy got up and said ‘We're going. This is not negotiable.’” Medvedev reportedly then returned to the negotiations and succeeded in getting them to move forward.» Incident réel ou vieille et bonne tactique? Amener un incident par une position dure de la délégation russe alors que Medvedev a quitté la pièce, pour voir tout raccommodé par le même Medvedev revenant en conciliateur, et renforçant sa position dans la négociation.)

Le principal est qu’il y a des dates butoir, et notamment la mi-octobre à Genève, où l’on se mettra en conférence, où la partie sera chaude. Donc, on se parle toujours, plus que jamais. De ce point de vue, la mission de Sarko a atteint son objectif: contact rétabli, la Russie est l’interlocuteur fondamental, l’interlocuteur stratégique essentiel de l’UE, d’ailleurs comme elle ne le fut jamais, même auparavant (dito, avant la crise géorgienne), – même si elle est un interlocuteur coriace, pas facile, avec plus d’un tour dans son sac. In fine c’est moins de la Géorgie que nous parlons, que d’autre chose… Le voyage à Tbilissi n’a eu lieu que pour aller chercher la signature de Saakachvili, éventuellement en modifiant un peu la présentation des résultats de Moscou, à la colère extrême, deux jours plus tard, du ministre des affaires étrangères russe Lavrov. Des arrangements de fortune ont été passés, pour évoquer des interprétations différentes selon les interlocuteurs. Les criailleries morales et les coups fourrés de tous les côtés ne sont pas finis.

Qu’importe, la Géorgie est en train de passer au second plan (nous parlons des choses qui comptent historiquement), même si les grandes âmes s’en émeuvent, si les diplomates s’y épuisent et si les chars y traînent des chenilles. Son rôle désormais est d’appliquer, par la tension qu’elle impose, un incitatif pour évoluer vers d’autres questions bien plus graves. (Si le processus actuel butait à nouveau sur une menace de rupture, sur des polémiques sur l’évolution de la situation, ce serait encore plus vrai: la crise géorgienne comme génératrice de tension pour pousser vers la crise générale et les problèmes essentiels.)

Cocktail explosif sur fond de radicalisation

Le sommet Sarko-Medvedev ne fut pas facile pour le Français. Les Russes tiennent beaucoup de cartes en mains et ils en jouent avec habileté et sans vergogne excessive. La situation en Géorgie en est un bon exemple. Outre certains aspects politiques et opérationnels et certaines exigences des militaires (destruction de matériel, gêne maximale à opposer pour tenter d’entraver les efforts divers de réorganisation, voire de réarmement des forces armées, voire même pour miner l’actuel régime et aider à sa déstabilisation par l’opposition géorgienne), l’évaluation qui en est faite est donc qu’elle maintient une pression sur les Occidentaux pour qu’ils ne perdent pas de vue la gravité de la situation générale. Selon le mot d’un commentateur russe à l'intention d'un fonctionnaire européen présent autour des négociations, «plus la crise traîne, plus le retour au “business as usual” qui a précédé la crise, notamment avec l’UE, est impossible, et c’est probablement ce que veut la direction russe».

Les Russes ont réalisé combien un certain nombre, et un nombre consistant de pays européens, jusqu’alors réduits au silence par les pressions conformistes des canaux de communication médiatique anti-russes, se sont dévoilés dans leur volonté de chercher un arrangement général avec les Russes, un arrangement qui, dans sa logique induite, dépasse les seules questions sectorielles (énergie, commerce) pour atteindre les domaines généraux (sécurité européenne). Aujourd’hui, ces partisans européens d’un arrangement avec les Russes ont la main parce que, contre eux, les radicaux stridents qui dénoncent toute tentative d’arrangement avec les Russes, n’ont strictement rien à offrir: une dialectique anti-russe assortie de la pose morale qui va bien sans les moyens (notamment militaires) de soutenir l’une et de satisfaire l’autre, avec de surcroît les USA absents. On peut envisager que les Russes, qui ne sont pas idiots, calculent qu’en n’étant pas trop vite arrangeants sur la Géorgie, ils peuvent aider indirectement (en la manipulant un peu) cette faction pro-européenne et partisane d’un grand arrangement avec la Russie, d’autant que cette faction peut dire à la faction radicale anti-russe, en séance restreinte, que ce sont ses vitupérations qui durcissent la Russie dans sa position.

Il est vrai que les indications abondent selon lesquelles, comme Sarko lui-même l’a évoqué, il est de plus en plus probable que les négociations sur les “relations stratégiques” avec la Russie (suspendues au sommet de Bruxelles) vont reprendre en octobre si les accords du 8 septembre sont respectés. Dans la logique de la situation, il est également de plus en plus probable qu’on les fera évoluer bien au-delà des domaines sectoriels envisagés, parce que la radicalisation d’un des “camps” européens entraîne la radicalisation de l’autre. «On constate chaque jour plus nettement, dit une source européenne, qu’on se trouve devant une alternative à cause notamment des pressions des radicaux anti-russes: ou bien ne rien faire, geler nos relations avec la Russie, décider des sanctions, ce qui est de plus en plus impensable à cause des dégâts inimaginables que cela causerait chez nous, ou bien hausser les négociations à un degré supérieur.» Parallèlement et dans le même sens, il faut envisager de réactiver la question de la proposition Medvedev pour une “architecture de sécurité européenne”, puisqu’une réponse européenne était prévue à l'automne, ce qui est dans le même domaine et va dans le même sens; comment envisager de négocier des “relations stratégiques” et ne pas se référer à la proposition Medvedev, et vice-versa, dans la situation présente?

La bureaucratie européenne a une attitude ambiguë. Elle pousse en théorie pour la réactivation des négociations stratégiques avec les Russes, ce qui représente par ailleurs sa démarche naturelle justifiant son existence et son importance; mais elle le fait dans un sens prudentissime, sinon pire, en verrouillant tous les aspects de la chose; cela implique d'abord de rechercher une position commune des 27 sur l’“architecture européenne” puis d’obtenir l’accord des Américains sur cette position commune, avant de se tourner vers les Russes. «Cela veut dire qu’on sera prêt à négocier en 2025!» remarque encore notre source européenne. Du point de vue pratique, dans les délibérations techniques dans les institutions européennes, on observe des ruptures radicales entre des fonctionnaires qui adoptent l’une (dialogue avec les Russes) ou l’autre (anti-russe) attitude.

C’est encore à ce niveau que la pression russe peut jouer son rôle, tant que cette pression est perçue comme une menace, parce que cette menace ne permet pas de trop traîner. Dans le cas où il faudrait évidemment presser le mouvement, et il le faudra sans doute, des affrontements terribles sont à prévoir, entre Européens d’une part, avec les Américains d’autre part, mais avec les Européens pro-américanistes et les Américains eux-mêmes nullement en position de force, comme l’a montré la crise géorgienne. Si les Russes sont conscients de cela, et s’ils manipulent la crise géorgienne dans ce sens, cela confirme qu’ils veulent effectivement attaquer l’influence US en Europe et, au-delà, mettre directement en cause l’hégémonie américaniste.

Dans ce vaste tableau, Sarko tient un rôle à la fois entraînant et contraint. Les mines qu’il nous a montrées à Moscou, autour et alentour des conférences de presse, montrent bien cela. A la fois dynamique et sûr de lui, comme à l’accoutumé, pour arriver à un accord parce que les “coups” politiques sont le miel de son existence; à la fois mal à l’aise, parfois tendu, c’est-à-dire conscient qu’il n’a pas toutes les cartes en main, que les Russes en ont beaucoup, et que l’orientation qu’il doit suivre pour poursuivre les contacts avec eux et les faire progresser implique un “gauchissement” de la situation, – “gauchissement” dans le sens symboliquement politique, c’est-à-dire pas loin d'être anti-américaniste. “Sarko l’Américain”, tout heureux d’être un leader dans le rôle de “Sarko l’Européen”, réalise-t-il parfois que, pour mener l’esquif européen dans la tempête, il tient une position largement pimentée d’“européanisme” anti-américaniste, jusqu’à être soupçonné un jour d’être “Sarko l’anti-américain”? Il ne faut pas trop le dire, mais c’est retrouver une diplomatie française classique, “à l’insu de son plein gré” de notre-Président. C’est ça ou bien c’est le blocage, peut-être l’échec; comme dans le cas de l’OTAN, et encore plus que dans le cas de l’OTAN, l’“Ouest” a sans doute plus, beaucoup plus à perdre que la Russie dans une telle perspective.

Bien entendu, il y a les analyses satisfaites des Anglo-Saxons, selon lesquelles les marchés et l’économie feront céder les Russes dans leur entreprise de bouleversement des structures internationales, à cause des conséquences pour leur économie. Ils feraient bien de ne pas trop y compter. Les Anglo-Saxons parlent en terme d’années et selon l’hypothèse d’une situation stable pour eux-mêmes, parce qu’ils se croient revenus au temps de la Guerre froide. Les Russes parlent en termes de mois dans la crise actuelle et, si des pressions économiques ou financières trop fortes étaient perçues, c’est alors que l’Ouest pourrait se retrouver avec l’une ou l’autre crise de type géorgien de plus, où il serait aussi impuissant que dans le cas géorgien, et encore bien plus déstabilisé. D’ailleurs, d’ici là, le système financier anglo-saxon, qui navigue dans sa propre tempête, pourrait bien connaître d'énormes déboires.

Nous ne faisons pas ici une analyse optimiste ou “pacifique” des perspectives. Nous croyons que la crise géorgienne a déclenché une poussée qui va dans le sens décrit, contre laquelle les anti-russes, de plus en plus affichés dans une dynamique de vassalisation anglo-saxonne, n’ont aucune alternative solide. Cette situation n’implique nullement une perspective pacifique, bien au contraire. La tendance actuelle très puissante et l’impuissance politique de ses opposants (les anti-russes) contrastant avec leur puissance médiatique et d’influence, voilà un cocktail explosif.