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14 septembre 2005 — Si le destin a le goût de l’ironie et le sens du politique, il doit considérer avec une satisfaction discrète l’épisode de l’hospitalisation du président français. Un directeur de communication machiavélique n’aurait pas imaginé mieux. Cela dit, tous nos vœux de repos et de prompt rétablissement au chef de l’État.
On dit et répète que Jacques Chirac n’a plus aucune chance dans l’élection présidentielle pour 2007, même d’y figurer, — dans tous les cas s’il en a ou en avait le projet. Son alerte de santé rend cet effacement à la fois plus naturel et plus glorieux, comme un simple acquiescement devant la force des choses, — attitude profondément gaulliste, s’il en est. Politiquement, elle permet, en toute innocence, une manœuvre qui comble les vœux supposés du même chef de l’État. Voilà pour la politique dont on connaît la conclusion: l’incident de santé de Chirac est une circonstance qui conduit à mettre le Premier ministre Dominique de Villepin en évidence, et cela doit être apprécié en termes électoraux. Là où Villepin affirme sa position, Sarkozy enrage un peu plus et le Président de la République en est ragaillardi. Paradoxe, si l’on veut: l’incident de santé de Chirac doit permettre au même Chirac de s’en remettre encore bien plus ragaillardi.
Tous les commentateurs ont noté ce phénomène en devenir dans notre société de communication, avec un Villepin partant à New York nimbé dans le drapeau français, pour affirmer sa stature de “présidentiable”, — question d’“image”, disent-ils. « A travers cette présence à l'ONU, M. de Villepin pourrait asseoir la stature présidentielle dont les Français le créditent désormais dans les sondages et qui attise sa rivalité avec le ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy. Le premier ministre pourrait trouver à New York l'opportunité de creuser l'écart. » (selon Christophe Jakubyszyn et Corine Lesnes, dans Le Monde du 11 septembre).
Laissons là le fardeau de notre temps historique. Il y a plus qu’une question électorale et bien plus, infiniment plus qu’une question d’“image”.
Le voyage de Villepin à New York, avec lui à la place de Jacques Chirac, a un sens important à ce moment de la situation française. Le Premier ministre français y va entouré d’une certaine faveur des commentateurs. Il semble qu’on puisse dire qu’il aurait plutôt réussi à s’imposer après ses trois premiers mois à la tête du gouvernement, et à apparaître comme un candidat très acceptable face à Sarkozy, pour les présidentielles de 2007. D’autre part, et ceci expliquant cela en bonne partie, Sarkozy, qui s’agite considérablement, commence à provoquer une certaine lassitude, voire de l’agacement ou du sarcasme chez ces mêmes commentateurs. Le premier moment d’enthousiasme est passé. Tout cela est normal.
On peut alors mieux prêter attention à plusieurs faits que le voyage de Villepin à l’ONU pourrait contribuer à mettre en évidence. Plusieurs remarques, pour illustrer ces faits, peuvent être proposées.
• Le même mouvement que celui qu’on constate en France se fait jour à l’étranger, et ce voyage à l’ONU vient le conforter d’une façon très affirmée. En même temps qu’on découvre que Villepin fait un Premier ministre acceptable, on observe aussitôt qu’il peut parfaitement tenir le rôle du dirigeant français suprême sur la scène internationale. C’est une impression qui existe aujourd’hui à Bruxelles, dans les milieux européens, et également dans les milieux anglo-saxons. La remarque (le 11 septembre) de John Keegan, de l’Observer, qu’on a déjà notée dans ces colonnes et qui vient des milieux financiers anglo-saxons, concerne directement Villepin à cause du rôle qu’il a joué à l’ONU: « Disapproval of the French for being “cheese-eating surrender monkeys” over the Iraq war has given way, in certain circles, to recognition that they were right. The irony that flood prevention and rescue work in New Orleans suffered from a diversion of resources to Iraq has been noted. »
• A l’ONU, Villepin reviendra pratiquement en terrain conquis à la grande tribune internationale. Les observateurs le placeront instinctivement, en raison de ses positions naturelles et françaises, et sans qu’il ait besoin de les affirmer outre mesure, contre John Bolton ; il bénéficiera par conséquent, de façon indirecte et non exprimée mais assurée, de la détestation unanime que suscite Bolton. Une rencontre prévue en marge de sa visite à New York avec Colin Powell renforcerait ce crédit. Quoi qu’il en soit, la position de Villepin est d’ores et déjà fortement renforcée à cet égard par le constat public de Powell selon lequel lui-même avait été trompé (par sa propre administration) et qu’il s’était trompé à l’ONU, en 2003, en plaidant pour la guerre face à Villepin.
• Ce sommet de l’ONU est à la fois capital et dramatique. Des décisions importantes devraient y être prises mais l’obstruction de Bolton, le représentant US, est massive. On y trouvera résumés à la fois les formidables dangers qui pèsent sur notre époque et le rôle déstabilisateur profond et dévastateur, proche du nihilisme, que les Américains y jouent, — ce qui est un remake, en beaucoup plus confortable et moins dramatique pour les Français, de la situation de 2003 où ils (par la voix de Villepin) eurent raison contre les Américains.
• Par conséquent, les Français auront l’occasion de découvrir que leur pessimisme actuel, largement documenté par les enquêtes d’opinion, ne tient pas seulement à la situation française, qu’il reflète simplement, pour le compte de la France, une situation mondiale générale extrêmement préoccupante. Dans cette mesure, le pessimisme français (de l’opinion publique française) n’est que du réalisme et une intuition nette du sens des choses. Il est bon que les Français, surtout ceux qui parlent des réformes nécessaires pour remettre la France au niveau des autres, commencent à s’intéresser à l’extérieur pour découvrir que les problèmes intérieurs français sont en très grande partie la conséquence d’une situation générale inextricable, et qu’à cet égard “les autres”, y compris les glorieux Anglo-Saxons, ne sont pas mieux lotis. Il n’est pas assuré que le système français soit dans un état aussi lamentable que le système américain, au vu de la débâcle qu’a constitué l’épisode tragique de l’ouragan Katrina et ses suites. Les conseils pressants et parfois hystériques des réformateurs radicaux parisiens d’imiter à toute force le système anglo-saxon (américain) devraient au moins être reconsidérés à cette lumière.
• Face à ces constats, Villepin a non seulement une stature nouvelle de “présidentiable” mais également une “image” nouvelle de gaulliste, — ou de néo-gaulliste, disons, et c’est bien plus qu’une “image”. Ce qui paraît ringard ou “démago” aux yeux des commentateurs parisiens, — une politique énergétique nationale, un plan de protection des industries stratégiques françaises, — apparaît de plus en plus, au vu des événements mondiaux, comme une nécessité vitale suggérée par le bon sens autant que par le sens de l’intérêt national. Même les Britanniques, — autre référence fétiche, sinon fétichiste, des réformateurs radicaux français, — commencent à paniquer devant l’état de dépendance extérieure et de décrépitude technologique où se trouve leur industrie aéronautique.
On arrête là les constats possibles du voyage de Villepin, en observant que cette liste n’est pas exhaustive. En d’autres termes et pour en revenir à la comptabilité électorale, Villepin a, comme on dit, une belle et bonne carte à jouer à New York, à la tribune de l’ONU, pour lui-même et pour la France ; sans vraiment devoir s’y dépenser d’ailleurs, simplement en y étant, à ce moment précis.