Vingt ans après

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Vingt ans après

J’avoue que je préfère le vieux Dumas à la triste “guerre” d’Afghanistan, et Athos au général Pitt-McMahan. Cela est pour dire la piètre estime dans laquelle je tiens cette affaire, cette sorte de “Les Pieds-Nickelés en Afghanistan”, cette agitation indécente dont on rirait si elle n’était si tragique et encombrée de tant de souffrance que plus personne se sait où est passée la justice. Toutes ces choses sont bien connues, y compris la narrative, ou disons les narrative tant il y en eut, tournant autour du même thème, – lui, par contre, toujours le même, savoir que cette guerre est “absurde”, ou bien “ingagnable”, etc... Ce qu’elle fut, ce qu’elle est, ce qu’elle restera.

Curieux, du reste : les Américains ont imaginé une “sortie” exactement semblable, dans l’esprit, – mais certes pas dans les mêmes conditions, – à celle des Soviétiques en avril 1989. La sortie, hier, c’est la photo du dernier soldat embarquant dans le dernier C-17 de l’USAF, et cela tweeté :

« Le dernier soldat américain à quitter l’Afghanistan: le Major Général Chris Donahue, général commandant la @82ndABNDiv, @18airbornecorps, embarque à bord d’un C-17 de l’@usairforce, le 30 août 2021, mettant un terme à la mission US à Kaboul. »

Puis ce tweet, rappelant le départ des dernières forces soviétiques d’Afghanistan, en 1989, sur le dernier militaire soviétique quittant l’Afghanistan, et là également le général en charge des forces soviétiques dans ce pays :

« Le 15 février 1989, le Général Gromov, commandant des forces soviétiques, traversa le ‘Pont de l’Amitié’. Une fois atteinte la rive de l’URSS, le général embrassa sa femme puis se tourna vers l’équipe de télévision et déclara : “Voilà, c’est fait. Il n’y a plus aucun officier ni soldat soviétiques derrière moi”»

Tout cela laisse un goût à la fois d’amertume et d’incertitude, à moins que la partie américaniste, comme fascinée par un destin qui la dépasse, ait inconsciemment été poussée à imiter les Soviétiques, comme avertie par un instinct secret qu’il s’agissait là d’un événement (leur départ), annonciateur de choses terribles.

Certes, cette réflexion est très largement spéculative et répond à une intuition dont je pourrais et devrais aussi bien me garder, – et que je laisse pour l’instant dormir au fond de mes pensées secrètes, – la défaite des USA en Afghanistan, comme double, en pire, de la défaite de l’URSS en l’Afghanistan, conduisant au même catastrophique effondrement des empires. On en a tant écrit là-dessus, et tant spéculé.

On comprendra donc que “cette réflexion, [qui] est très largement spéculative”, ne suffit pas à répondre à cette question que je ne cesse de me poser : pourquoi la fin de cette “guerre”, connue depuis très longtemps comme une défaite, depuis longtemps déjà scellée par un accord, depuis longtemps perçue comme la prise certaine du pouvoir par les talibans, pourquoi a-t-elle produit un effet de communication aussi terrible ? Rien de comparable avec la décision puis l’exécution du retrait US officiel de l’Irak, précédés par des chocs considérables qui montrèrent les faiblesses US, assortis de dispositions d’arrangement entre les deux parties (avec le maintien de bases US). L’événement irakien n’eut quasiment aucun retentissement, malgré tout le charme déployé par Obama.

Est-ce le symbole, généré par les conditions chaotiques de la séquence ? Oui, certes, mais le symbole de quoi finalement ? Je crois qu’une réponse peut-être suggérée par certaines analyses qui s’attachent d’abord à la description à la description de la forme que prit le présence américaniste-occidentaliste, essentiellement américaniste, qui se manifesta pendant toutes ces années en Afghanistan. On découvre que, d’une façon subreptice et souterraine, dans les arcanes des corruptions, des livraisons énormes de matériels considérables, de la présence d’armées de “conseillers”, de contractants civils, d’équipes de logisticiens et de bureaucrates envoyés par les grands conglomérats US impliqués dans cette débauche d’équipements et de structures, c’est toute une architecture d’“État” que le système de l’américanisme avait installée en Afghanistan. Malgré leurs dénégations, “ils” ont bien fait du “nation-building”. Encore faut-il voir de quel “État” et de quelle “nation” l’on parle.

Parmi les diverses analyses que j’ai évoquées, j’en retiens deux principalement, qui illustrent bien ce que je suis poussé à vouloir mettre en évidence.

• Le premier base l’essentiel de son analyse sur une approche en forme de parabole utilisant le film ‘War Machine’, film remarquable dans sa portée critique de satire (pourtant produit par Netflix !), avec Brad Pitt qui se confirme comme un grand acteur comique dans ce genre de la satire (voir aussi ‘Burn After Reading’, des frères Coen). Pitt est le général McMahan, satire du général McChrystal qui fut un météorique commandant en chef en Afghanistan. Justement, McChrystal, radié et retiré de l’armée après une interview audacieuse, est devenu un consultant dont l’échec en Afghanistan semble un titre de gloire et de compétence, et reconverti dans un courant représenté par l’immense firme de relations publiques McKinsey. (McKinsey fonctionnait dans le champ politique comme acteur direct dès les années 1970, j’en sais quelque chose.)

Voici un extrait de l’analyse de Matt Stoller :

« C’est un film hilarant et extraordinairement sombre. Il est également vrai, car il est basé sur le travail du journaliste Michael Hastings, qui était peut-être le reporteur le plus honnête sur l'establishment militaire. Et, comme la vie est fidèle à la fiction, McChrystal, le général dont Hastings a dressé le portrait dans ‘Rolling Stone’ avec une histoire embarrassante qui a conduit à sa démission, est maintenant consultant en gestion (et membre du conseil d'administration d’entreprises de défense). Il organise des “formations au leadership” chargées d’inspiration créative au sein du McChrystal Group, qui est une sorte de McKinsey aux couleurs de l'armée.

» En fait, McChrystal et une grande partie de nos dirigeants militaires sont proches de consultants comme McKinsey, et de toute cette culture bidon issue de la Harvard Business School, faite d’un hyper-optimisme omniprésent et de voltigeurs monopolistiques de la finance et du capital-risque. McKinsey lui-même a été impliqué en Afghanistan, avec au moins un contrat de 18,6 millions de dollars pour aider le ministère de la Défense à définir son “orientation stratégique”, bien que les vérificateurs du gouvernement aient constaté que le “seul résultat [qu’ils] ont pu trouver” est un rapport de 50 pages sur “le potentiel de développement économique stratégique à Herat, une province de l'ouest de l'Afghanistan”. Il s'avère que “l’objectif stratégique” se résume à un PowerPoint de 18,6 millions de dollars... »

• Alastair Crooke (le 30 août dans ‘Strategic-Culture.org’), est encore bien plus précis dans sa description de la “guerre d’Afghanistan”, dont il juge, – contrairement aux affirmations américanistes actuelles, notamment celles de Biden, fuyant ainsi leurs responsabilités – qu’elle fut bien une entreprise de “nation-building”. Et quelle “nation” ! Crooke décrit un projet futuriste, bien loin et bien au-delà des contines et narrative du parti des salonards sur la démocratie et les droits des gens, mais de façon toute différente, infiniment plus ambitieuse : « Et ainsi créer une société postmoderne avec sa propre histoire arrangée, à partir d’un ensemble tribal complexe. »

On lira Crooke avec attention, complétant largement le précédent, avec le visage béat de Brad Pitt singeant à merveille son général McMahan-McChrystal ; et tout cela nous donnant ainsi la clef de l’énigme, par le contraste des différentes postures que peut prendre l’imbécilité aux mille sourires émerveillés d’elle-même de la modernité-tardive

« À un autre niveau, la guerre en Afghanistan est devenue une autre sorte de creuset. En termes très concrets, l'Afghanistan s’est transformé en un banc d’essai pour chaque innovation dans la gestion technocratique des projets, – chaque innovation étant annoncée comme précurseur de notre avenir au sens large. Les fonds ont afflué : Des bâtiments ont été construits, et une armée de technocrates globalisés est arrivée pour superviser le processus. Le Big Data, l’IA et l’utilisation d’ensembles toujours plus vastes de mesures techniques et statistiques devaient renverser les vieilles idées complètement archaïques. La sociologie militaire, sous la forme des HTT (‘Human Terrain Team’) et d’autres créations innovantes, a été déchaînée pour mettre de l'ordre dans le chaos. Ici, toute la force du monde des ONG, les esprits les plus brillants de ce gouvernement international en devenir, ont reçu un terrain de jeu avec des ressources presque infinies à leur disposition.

» Ce devait être une vitrine du managérisme technique. On présumait qu'une manière correctement technique et scientifique de comprendre la guerre et la construction d'une nation serait capable de mobiliser la raison et le progrès pour accomplir ce que tout le monde ne pouvait pas faire, et ainsi créer une société postmoderne avec sa propre histoire arrangée, à partir d’un ensemble tribal complexe.… […]

» […Alors] ce que la chute du régime institué par l'Occident la semaine dernière a si clairement révélé, c'est que la classe managériale d’aujourd'hui, rongée par la notion de technocratie comme seul moyen d'instaurer un régime fonctionnel, a donné naissance à quelque chose de complètement pourri, – une “défaite produite par les données” [“Data-Driven Defeat”], comme l'a décrite un vétéran afghan américain, – si pourrie que la chose s’est effondrée en quelques jours. Il écrit à propos des bévues prolongées du “système” en Afghanistan :

» “Un officier à la retraite des SEAL [les forces d’élites de la Navy] qui a servi à la Maison Blanche sous Bush et Obama observe que, ‘collectivement, le système est incapable de prendre du recul pour remettre en question les hypothèses de base’. Ce ‘système’ est mieux compréhensible s’il est décrit, non seulement comme un organe militaire ou de politique étrangère, mais comme un euphémisme pour les habitudes et les institutions d’une classe dirigeante américaine qui a fait preuve d’une capacité collective presque illimitée à dissimuler les coûts et les conséquences de l’échec.

» “Cette classe en général, et les responsables de la guerre en Afghanistan en particulier, croyaient aux solutions informationnelles et de gestion aux problèmes existentiels. Ils ont élevé au plus haut niveau quantitatif possible d’impérativité les données et indices statistiques, pour éviter d’avoir à choisir des objectifs prudents et à organiser les stratégies appropriées pour les atteindre. Ils ont cru en leur propre destinée providentielle et dans celle de personnes comme eux qui furent placées pour gouverner, quels que soient les échecs qu’ils essuyaient”. »

Effectivement, l’énigme qui me faisait m’interroger sur le formidable tintamarre produit par une défaite de plus, nous qui cessons de les accumuler, quelques gaffes de plus (avec Biden !), quelques erreurs catastrophiques de plus (l’armée US, la plus puissante et la plus stupide armée de l’histoire du monde, dirigée par des bureaucrates futuristes aux visages de zombies), – cette énigme est résolue ! A Kaboul, en quelques jours, en quelques heures, c’est le futur du monde selon la modernité, le futur de l’avenir de la modernité, la modernité-tardive soudain devenant d’avant-garde, – ainsi, en quelques jours, en quelques heures tout cela s’est effondré !

Voici donc ce que nous disent les astres et, ma foi, l’étrange passage de témoin entre le général Gormov et le général Donahue, à 32 ans de distance, signifie bien la chose la plus terrible du monde. De même que Gormov regagnait l’empire soviétique pour le voir s’effondrer, de même Donahue rentre-t-il ‘at home’ chargé de la dépouille des rêves impériaux, et de la terrible nouvelle : “Désolé, mais c’est ‘No Future’”.

Alors, ce “No Future” a effectivement des résonnances terribles : il vaut certes pour nos entreprises en Afghanistan, mais il vaut aussi pour les bureaucratie transhumanistes, beaucoup plus ambitieuses et effectives que les cerveaux siliconés des Big Tech. Bref, il vaut pour l’Amérique elle-même, suggérant que la catastrophe afghane s’insère effectivement dans la Grande Crise et suggère le destin de l’Amérique, – et nous avec, et nous suivant à la queue-leu-leu.

Vers la fin de son analyse, Crooke écrit, décrit, décrypte enfin l’envolée, dans la nuit noire, du destin américain vers son trou noir :

« La gravité du “moment” psychologique présent de l'Amérique, –  l’implosion de Kaboul, – a été bien exprimée lorsque Robert Kagan a estimé quelques temps auparavant que [ce] projet soutenant des “valeurs mondiales” (aussi ténu que soit son fondement dans la réalité) est néanmoins devenu essentiel pour préserver la “démocratie”, là, chez nous. Car, suggère-t-il, une Amérique qui se retire de l'hégémonie mondiale ne posséderait plus la cohésion solidaire des groupes et communautés qui la forment, pour préserver l'Amérique en tant qu’“idée”, chez elle, – pas plus qu’en Afghanistan.

» Ce que Kagan dit ici est important, – cela pourrait constituer le véritable coût de la débâcle en Afghanistan. Chaque classe des élites avance diverses revendications quant à sa propre légitimité, sans laquelle un ordre politique stable est impossible. Les mythes de légitimation peuvent prendre de nombreuses formes et évoluer au fil du temps, mais lorsqu’ils s’assèchent ou perdent leur crédibilité, – lorsque les gens ne croient plus aux narrative ou aux affirmations qui sous-tendent cette “idée” politique, – alors, on siffle “fin de partie’. »

“Fin de partie” : c’est ce que le gros C-17, ayant chargé à son bord le général Donahue qui commande la fameuse 82e aéroportée, a tracé dans le ciel noir de la nuit de Kaboul, éclairée par les rafales de Kalachnikov des talibans fêtant le départ des derniers Américains du sol afghan. Le gros C-17 s’en allait dans le trou noir de l’avenir de l’Amérique, et de notre triste civilisation qui regarde le miroir pour lui demander si elle est toujours la plus belle, et le miroir restant muet désormais, désespérément muet, absolument sans reflet d’elle-même, comme si elle n’existait plus…