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4639• Nous nous sommes emparés d’un texte de MK. Bhadrakumar, où le sage ex-ambassadeur indien détaille un rapport récent du chef du SVR (renseignement extérieur russe) pour les évènements à venir. • “A venir” ? Rien que pour 2024, c’est un monde en fusion... • Prudent et retenu, le chef du SVR se garde bien de prévisions dites sensationnalistes ou précises, mais son silence laisse entendre bien des choses. • Tout cela, sur fond du triomphe de Poutine, de sa candidature, de sa trajectoire Poutine-2030. • Certes, sa présence ne sera pas inutile.
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Le titre initial du plus récent et très important article (10 décembre 2023, ‘Indian Punchline, traduction du ‘Sakerfrancophone’) de M.K. Bhadrakumar se lit en anglais, sous une forme difficilement traduisible tant elle est pleine d’ambiguïté et d’incertitude : « Russia readies for a brave new world ». L’expression employée dans ce titre est exactement celle du titre du roman dystopique de Aldous Huxley et un commentateur pratiquant l’anglais et d’un certain niveau culturel, comme l’est évidemment M.K. Bhadrakumar, ne peut certainement l’ignorer, non plus que la forme amère et d’un pessimisme sarcastique que met Huxley dans l’expression ‘Brave New World’.
D’autre part, – complexité supplémentaires, – le titre de M.K. peut se traduire de deux façon, en fonction de l’ambiguïté et de l’imprécision du verbe comme il est courant pour nombre de verbes en anglais : “La Russie prépare le brave new world” ou bien “La Russie se prépare pour le brave new world”.
Finalement, on ne se plaindra nullement de ces imprécisions, ambiguïtés, et ironie volontaire ou involontaire, parce que tout dans la situation à venir y engage. Les seules certitudes qu’exprime ce texte concerne les faits et intentions d’ores et déjà actés de la Russie et de son président Poutine, qui sont indubitablement des succès considérables marqués par une capacité exceptionnelle de brio tactique et d’habileté psychologique mettant en évidence la stupidité et le vide de l’autre camp.
Quant à sa candidature annoncée et assurée d’être approuvée en mars prochain pour un nouveau mandat de président nous menant à Poutine-2030, c’est aussi bien une juste récompense d’un exceptionnel travail qu’une prudente réserve de temps pour la définition de la stratégie que Poutine sera conduit à appliquer. Si Poutine a en effet un exceptionnel brio tactique, il a également un exceptionnel sens de la prudence et de la capacité d’adaptation dans la stratégie qu’il va devoir développer, – et nous dirions plutôt “s’adapter à” une stratégie “qu’il va devoir développer” que la développer d’une main assurée comme s’il la connaissait parfaitement. En effet, il est assuré que Poutine sait absolument qu’il ne sait absolument pas (exemple de “known unkown”) quelle stratégie il devra et pourra appliquer, tant d’énormes évènements, – dont le plus colossal concerne le sort des USA, – nous guettent dont nous ne savons rien précisément... Bien entendu, puisque les évènements et non les hommes décident !
Ainsi Bhadrakumar décrit-il rétrospectivement la guerre en Ukraine, les erreurs de prévision de Poutine, notamment sur les pressions et les engagements de l’“Anglosphère” USA-UK-OTAN qui ont fait de l’Ukraine un enjeu d’une importance bien plus considérable qu’attendue. Le résultat est que l’on a servi sur un plateau un tapis beaucoup plus conséquent pour la Russie, en lui fournissant toutes les incitations à un développement exceptionnel de sa puissance militaire, de sa position économique, de son influence mondiale .
« La guerre en Ukraine s’est avérée être un événement déterminant dans la vie politique de Poutine. Au début, lorsque l’opération militaire spéciale a commencé à la fin du mois de février 2022, il y a eu erreur de jugement en pensant qu’elle serait de courte durée et que le président Vladimir Zelenski accepterait l’offre de négociation de la Russie. Mais là où Moscou s’est terriblement trompé, c’est que les États-Unis n’entreraient pas dans une guerre par procuration avec eux avec autant d’ardeur et ne manipuleraient pas Zelensky pour l’empêcher de faire la paix. (Voir un excellent compte rendu, en anglais, du sabotage de l’accord d’Istanbul par les États-Unis, intitulé Peace for Ukraine, rédigé par une éminente troïka allemande composée d’un diplomate, d’un historien et d’un général).
» En effet, Poutine a finalement sorti l’opération militaire spéciale de l’ornière en procédant à un retrait tactique des troupes dans les secteurs nord, en autorisant une large mobilisation des troupes pour poursuivre une guerre d’usure et en ordonnant une fortification efficace et à plusieurs niveaux de la ligne de front. Rétrospectivement, ses décisions militaires ont inversé le cours de la guerre et l’armement et la technologie militaire russes ont surpassé ce que les États-Unis et l’OTAN ont fourni à Kiev. »
La suite de l’aventure ukrainienne, estime Bhadrakumar, écartant toutes les hypothèses pourtant évidentes d’une évolution intérieure aux USA catastrophique vis-à-vis du conflit, est tout aussi malheureuse mais d’une autre sorte. Le commentateur sollicite notamment l’avis du chef du SVR (renseignement extérieur) sur lequel il va ensuite s’appuyer largement. Pour ce que ce service peut en prévoir, l’Ukraine, que les USA voulaient transformer en “Vietnam pour la Russie”, a toutes les chances, ou les malchances, de devenir un “Vietnam 2.0 pour les USA”.
« Toutefois, bien que les États-Unis n’aient pas réussi à remporter une victoire militaire en Ukraine, l’administration Biden tentera de prolonger le conflit aussi longtemps que possible jusqu’en 2024, dans l’espoir de saigner la Russie dans une lutte épuisante, comme en Afghanistan dans les années quatre-vingt. Mais c’est un espoir vain.
» Sergei Narichkine, chef du service de renseignement extérieur russe, a écrit la semaine dernière dans le journal de l’agence, ‘Razvedchik’ (‘Intelligence Operative’), qu’ “il est fort probable qu’un soutien supplémentaire à la junte de Kiev, en particulier compte tenu de la ‘toxicité’ croissante du thème ukrainien pour l’unité transatlantique et la société occidentale dans son ensemble, accélérera le déclin de l’autorité internationale de l’Occident”.
» “L’Ukraine elle-même se transformera en un ‘trou noir’ qui engloutira des ressources matérielles et humaines au fur et à mesure qu’elle se creusera”, poursuit-il. En fin de compte, les États-Unis risquent de créer un “autre Viêt Nam” [pour eux], que chaque nouvelle administration américaine devra gérer jusqu’à ce qu’une personne sensée ayant le courage et la détermination de briser ce cercle vicieux prenne le pouvoir à Washington.” »
L’Ukraine est donc devenue le pivot des grandes relations internationales avec l’opération russe et a permis à la Russie de se transformer à une très grande vitesse et de créer des conditions extérieures nouvelles pour des transformations fondamentales de la situation du monde. (Voyez des bribes de l’influence russe en Afrique, par l’insoupçonnable BBC.) Là, estime Bhadrakumar, se trouve l’extrême qualité du travail de Poutine : une politique prudente, une évolution militaire mesurée mais extrêmement efficace, et surtout une capacité cette fois stratégique de retourner la situation à son avantage et de placer les États-Unis dans une situation bien aussi catastrophique que les USA voulaient imposer à la Russie. Cela s’est fait sans véritablement affecter la vie courante des Russes, et même en améliorant très nettement les conditions économiques intérieures et extérieures générales.
Ne serait-ce que pour ces raisons, le maintien au pouvoir de Poutine devrait paraître comme une décision impérative et comme allant de soi pour une majorité de Russes, comme il le leur sera demandé en mars prochain. Le but politique rationnel est la “réémergence” de la Russie comme superpuissance aussi importante que l’URSS, et même qui pourrait et devrait la surpasser.
« Poutine a tâté le terrain et a placé la Russie du bon côté de l’histoire, pour ainsi dire, ce qui contraste avec le désarroi, le manque de conviction et le leadership médiocre des États-Unis et du système transatlantique dans son ensemble. »
Comme nous l’avons dit, tout cela ne préjuge en rien les évènements à venir qui sont du domaine de la conjecture. Ces évènements à venir ne concernent pas une projection, y compris la plus proche à cinq ou dix ans, mais bien dès l’année prochaine, et 2024 étant déjà grosses de possibilités extraordinaires d’évènements considérables.
Bhadrakumar s’appuie sur l’essai de Narichkine pour détailler quelques-unes des tendances explosives qui existeront dès 2024, – si elles n’existent déjà, bien entendu, – et se manifesteront sans doute dès l’année prochaine, dans leurs prémisses pour certaines, dans toute leur puissance pour d’autres, D’ailleurs, le texte de Narichkine est justement intitulé « 2024 est l’année du Réveil Géopolitique Global ». Quelques points suivent...
« • Un conflit fondamental entre l’“ancien” et le “nouveau” monde, qui a mûri sous la surface au cours des trois décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide, est “entré dans une phase ouverte” avec le début de l’opération militaire spéciale de la Russie et a “acquis un caractère géographique global” au cours de l’année écoulée.
• Un nombre croissant de pays qui “partagent les idées de multipolarité et adhèrent à une vision traditionnelle du monde” repoussent l’agenda mondialiste et antihumaniste de l’Occident.
• Par conséquent, les risques d’instabilité se multiplient, ce qui conduit à “une augmentation de la nature chaotique des processus qui se déroulent dans l’arène de la politique étrangère”. La situation émergente exige “une retenue et une prévoyance remarquables” de la part des dirigeants mondiaux.
• En résumé, la situation actuelle “rappelle de plus en plus une situation de révolution de classe, lorsque les ‘classes supérieures’, face à l’affaiblissement des États-Unis, ne peuvent plus assurer leur propre leadership, et que les ‘classes inférieures’, comme l’élite anglo-saxonne désigne tous les autres pays, ne veulent plus obéir aux diktats de l’Occident”.
• Afin de préserver son hégémonie mondiale, l’élite euroatlantique suivra le chemin bien tracé de la création d’un chaos contrôlé – déstabilisant la situation dans des régions clés en montant certains États “récalcitrants” contre d’autres et en “formant un sous-système autour d’eux sous forme de coalitions opérationnelles et tactiques contrôlées par l’Occident”.
• Cependant, “les acteurs mondiaux responsables, en particulier la Russie, la Chine, l’Inde et quelques autres, se montrent prêts à résister résolument aux menaces extérieures et à mettre en œuvre de manière indépendante la gestion des crises”. Même les plus proches alliés des États-Unis s’efforcent de diversifier leurs relations extérieures face au manque de confiance dans l’Amérique en tant que fournisseur de sécurité. L’éclatement du conflit israélo-palestinien est “un exemple qui donne à réfléchir” pour de nombreux hommes politiques occidentaux.
• Dans un tel contexte, “la scène mondiale sera marquée par une nouvelle intensification de la confrontation entre les deux principes géopolitiques – à savoir le principe anglo-saxon, ou insulaire, ‘diviser pour régner’ et le principe continental ‘unir pour diriger’ qui lui est directement antagoniste”. Les manifestations de cette confrontation féroce au cours de l’année à venir seront observées jusque dans les régions les plus reculées du monde. »
En conclusion, M.K. Bhadrakumar note que c’est le monde arabe et non le monde indo-Pacifique qui restera selon Narichkine « l’arène clé de la lutte pour un nouvel ordre mondial » en 2024. Il faut alors relever la précision, qui n’est évidemment pas anodine, que ce document a été publié à la veille de la visite-éclair mais absolument triomphale de Poutine aux Émirats et en Arabie.
« ... Il a reçu un accueil de héros. Dans le cadre d’une courtoisie extraordinaire de la part des pays hôtes, l’avion présidentiel de Poutine était escorté de quatre chasseurs multirôles Su-35 armés de la génération dite 4++, réputés pour leur grande puissance de combat, leur vitesse élevée et leur rayon d’action inégalé. »
Bien entendu, le travail de Narichkine montre bien que les évènements actuels ne sont qu’un prélude, une ouverture en fanfare, avant toute une longue symphonie éclatante qui doit suivre dès 2024. Comme c’est son intention d’analyste générale, Narichkine se garde d’indiquer des points précis ni des tendances détaillées. Il ouvre néanmoins un espace essentiel d’évènements fondamentaux qui doivent, selon nous, se référer à deux points fondamentaux, auxquels il faut ajouter un constat de la simple lecture des divers points abordés.
Par prudence et par refus de conjecturer d’une façon trop peu rationnelle ou trop peu documentée, Narichkine ne s’attache pas expressément à la situation intérieure des États-Unis, alors qu’elle constitue néanmoins le point pour nous absolument essentiel. Surtout, il s’agit d’un domaine qui dépend de facteurs extrêmement mobiles, incertains, insaisissables, et qui n’épargnera aucune région du monde, aucune situation géopolitique, sociétale, morale, – bref le domaine évident du cataclysme civilisationnel.
L’appréciation structurelle des évènements, avec ses tendances fortes mais aussi ses prudences faibles, nous rappellent en un sens les dernières années de la décennie 1980. Dès 1987-1988, après 2-3 années-Gorbatchev, les tendances les plus fondamentales étaient envisagées au niveau des rapports de force, des traités divers de désarmement et de réduction des forces, de l’évolution du Pacte de Varsovie vers son éclatement, de l’abandon du communisme dans les satellites européens, etc.
Mais jusqu’en septembre-octobre 1989, aucun dirigeant ou haut-fonctionnaire occidental, – sauf l’exception remarquable de l’ambassadeur US à Bonn Vernon Walters qui envisageait l’événement pour les deux années à venir, – n’envisageait la réunification allemande avant l’an 2000... Et certes, aucun n’envisageait purement et simplement la possibilité du “concept” (!) surréaliste dans toute sa signification de la fin de l’URSS. Son importance n’a d’ailleurs pas été réalisée sur le moment, elle n’a été réellement mesurée qu’après les années 1990 et l’arrivée de Poutine, avec l’alternative terrible pour la Russie en tant que nation historique ayant existé bien avant l’URSS : “le redressement ou la mort”.
Ce qui est remarquable dans le travail de Narichkine, c’est la succession des tendances et possibilités d’événement d’une très grande puissance et d’une importance à mesure, qui est dite comme si tout cela se ferait lors de l’année 2024 ; laissant supposer qu’à une année 2024 monstrueuse succéderaient une année monstrueuse 2025, puis une année monstrueuse 2026, comme une succession de vagues géantes faisant son tsunami annuel... Nulle part la possibilité d’un paroxysme décisif de fin de partie, d’une explosion finale, mais un déroulement extraordinairement rapide de possibilités-probabilités catastrophiques,, s’enchaînant avec tout le naturel du monde.
C’est le rythme qui domine tout ! La vitesse, la rapidité, le déplacement comme une comète dans l’espace, – non pas des voitures ni des coureurs de sprint, ni des missiles hypersoniques, mais la vitesse de la communication qui fait se déplacer les choses et les actes, les simulacres et les vérités-de-situation, les concepts et les intuitions, à un rythme sans précédent et sans pareil, à un point où l’on se dirait que la dynamique pourrait aller jusqu’à contracter le temps, jusqu’à le dépasser et à le rendre irrelevent comme disent les anglophones en un mot si parlant.
Nous croyons que les Russes, qui ont l’esprit à la fois précis et très réaliste d’une part, à la fois poétique et si hautement spirituel d’autre part, ont de ces hypothèses quelque part dans leur perception et sur leur jeu d’échecs.
C’est la remarque la plus courte et la plus énigmatique bien qu’elle soit la plus importante. Beaucoup de chose dans le travail de Narichkine montrent qu’il prend en compte des dimensions bien au-delà des idéologies elles-mêmes, – lesquelles ont quasiment disparu, dans leurs inutiles fatuités mille fois mesurées à leurs échecs sanglants. Il s’agit de remarques sur des questions qui ont à voir avec le sens du monde, avec les traditions contre la modernité, etc. Il s’agit de l’intuition que tous ces évènements et constats extraordinaires sans que rien de précis ne puisse en être dit, accompagnent un événement qui est de l’ordre de la fin d’un cycle cosmologique, – effectivement “fin d’une révolution” selon le sens orbital sur lequel Hanna Arendt insistait lorsqu’elle parlait de “révolution”.
Guénon n’est pas loin.
Mis en ligne le 11 décembre 2023 à 17H40