Visite au monde enchanté de la BMDE

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Visite au monde enchanté de la BMDE

24 octobre 2007 — Que se passe-il avec “nos” anti-missiles en Europe (le système BMDE)? Le secrétaire à la défense Gates en a parlé hier (voir notamment dans le Guardian d’aujourd’hui), pour faire la fameuse offre qu’il a déjà faite il y a dix jours. Pour notre part et pour savoir à quoi nous en tenir quant à l'esprit de la chose, nous préférons vous emmener dans une de ces salles austères et luxueuses où se tiennent les séminaires chuchotants des experts occidentaux. Cela se passait avant-hier, à Bruxelles. Les règles, vous dit-on sur un ton à égale distance entre l’Inquisition et la Stasi, sont celles “de Chatham House” (cela signifie : on peut citer les paroles mais pas les intervenants). Nous ne vous dirons rien de plus précis, en laissant le loisir à Dieu de reconnaître les siens.

Dans la salle, la présence américaniste est prégnante, générale, de bon niveau (pas loin de l’ambassadeur), avec les techniciens infranchissables et irréfutables. L’assistance est parsemée de bon goût et de certitudes occidentalistes: industriels, officiers généraux, experts, l’un ou l’autre journaliste déguisé en témoin anonyme. Le président de séance est digne, connaisseur et d'une nationalité qui fait croire à une certaine indépendance d'esprit. Il y a aussi les inépuisables nouveaux-venus de l’Est, Tchèques et Polonais (du temps des jumeaux). Ces gens de l’ancien empire soviétique ont une prodigieuse capacité de servilité roborative, une sorte de servilité jubilatoire, – beaucoup plus que la “servilité volontaire”, quelque chose comme la servilité en chantant. Cela doit tenir d’une sorte de transmission affective et intuitive entre la génération bureaucratique du temps de Gomulka ou de Nowotny, et la génération démocratique du temps de l’américanisme. La servilité est une drogue dont il est difficile de se départir.

Il y a aussi un Russe, “le” Russe nécessaire au débat. En la matière, c’est la norme démocratique.

Le débat, justement, est à la fois ronronnant et halluciné, et de toutes les façons très chic. On se rengorge, on se félicite, il arrive qu’on glousse après avoir ironisé; il apparaît évident que la BMDE est une chose qui ne se négocie pas vraiment, qui est trop rare et trop précieuse pour se négocier vraiment. L’impression qu’on recueille et rapporte de cette sorte de séance est que le système anti-missile est un monde en soi, avec ses arguments, ses contrats, sa logique, sa philosophie, ses perspectives et ses paysages, son mode de vie et sa way of life, et que rien, absolument rien ne l’arrêtera bien entendu. Il y a de la place pour le grand air du découragement. Ce n’est rien, on connaît la musique.

L’“atmosphère”, – comme disait Arletty à Louis Jouvet, vous savez, – l’atmosphère précède l’événement. Nous n’avons pas vu se construire cette énorme machine promotionnelle et impérative à laquelle finalement on a donné ses acronymes comme on donne ses galons à l’élève-officier en fin de formation. Avec la BMDE, l’existence précède l’essence avec une telle avance qu’on s’aperçoit bientôt qu’on n’a pas besoin de substance. L’existence vous la fabrique. L’existence, c’est la fabrique virtualiste comme les américanistes parlent d’un ou d’une “social engineering” à propos de la façon dont ils ont “fabriqué” leur propre société avec les facteurs conformistes justifiant le système. Le développement au niveau des relations publiques, de la promotion, du médiatisme, des séminaires austères et luxueux, des facilités de paiement qu’organise de main de maître le complexe militaro-industriel, a fabriqué une substance à la BMDE. Cette aventure complètement infondée, lancée sans autre raison que d’exister pour permettre au complexe d’avancer, cette aventure absurde est devenue irréfutable.

Maintenant, passons à l’information et voyons ce que nous avons compris des choses qui furent dites et telles qu’elles nous furent rapportées (dans le cas où nous n’étions pas présent à cette fiesta).

Le risque de confrontation existe désormais

• Le thème était les nouvelles “propositions” américanistes/BMDE faites aux Russes, telles qu’elles furent transmises aux Russes par Rice et Gates il y a une dizaine de jours. Ces propositions ont été détaillées dans un article de l’International Herald Tribune (IHT) dont nous nous sommes faits l’écho ébahi, et publiquement annoncées par Gates hier. Très curieusement, avant-hier lundi, le matériel donné aux participants de la réunion comportait un article du Financial Times du 17 octobre mais pas celui de l’IHT du 20 octobre. On fit distribuer, un peu nerveusement, une copie de cet article en cours de réunion.

• De même, les intervenants divers paraissaient ignorer (comme Gates hier) l’intervention du département d’Etat pour démentir les affirmations initiales de mercredi dernier du secrétaire d'Etat adjoint pour les affaires européenns Freid, ensuite reprises et réaffirmées par l’article de l’IHT. Placés devant ces démentis, les intervenants concernés n’ont pas eu d’explication précise à donner. D’ailleurs, personne ne semblait intéressé à donner une explication précise. La question n’était pas inscrite dans le scénario. Une seule chose importait dans ce scénario: les propositions faites à la Russie, présentées comme exceptionnelles et applaudies par des gloussements de satisfaction.

• Une chose domine ces propositions : le “common threat-assesment” (ce que l’IHT expliquait de cette façon: «First, the antimissile defense system in Poland and the Czech Republic would be deployed on the basis of threat. The United States and Russia would jointly decide the nature of the threat.»). Cet aspect de la proposition US est présenté comme une “concession” décisive des USA, et tout le monde y souscrit irrésistiblement.

• La position des Russes? Un intervenant russe a précisé que les propositions US n’étaient pas nouvelles, qu’elles avaient été transmises par Rice et Gates et jugées insuffisantes par la partie russe. A propos de la “concession décisive”, l’intervenant russe remarque qu’il est difficile de concevoir un “common threat assesment” entre deux “threat assesment” tout à fait inconciliables (pour les Russes, il n’y a pas de menace de missiles balistiques iraniens et rien, pour l’instant, qui fasse penser qu’une telle menace puisse exister dans le futur prévisible; pour le côté US, cette menace existe et il reste simplement à la dater).

• Y a-t-il une possibilité, comme certaines interprétations de la presse russe l’ont interprété, qu’une avancée dans la crise iranienne (les Russes obtenant l’abandon du programme d’uranium enrichi) amène l’abandon du programme BMDE? Oui et non, oui ou non… La réponse prend la tangente pour aboutir à une proposition purement bureaucratique, répercutée par la déclaration de Gates hier (Selon Novosti: « Nous n'avons pas encore mis au point ces propositions, mais nous allons continuer les négociations pour les achever, nous allons développer et construire les sites mais nous ne les mettrons en service qu'une fois la menace iranienne avérée»; selon le Guardian : «Mr Gates said the proposal had not been fully worked out but added: “We would develop the sites, build the sites but perhaps we would delay activating them until there was concrete proof of the threat from Iran.”»). On peut continuer à argumenter sur le fait qu’il y a ou n’y a pas d’“arme de destruction massive” en Iran ou de système considéré comme dangereux, en attendant le système BMDE sera tout de même installé mais ne sera pas automatiquement “activé”; vous aurez votre moteur en marche mais on ne passera en première que lorsqu’apparaîtra l’incitation à le faire (le “common threat-assesment” rejoignant finalement le “threat-assesment” US). Cette sorte d’assurance est effectivement de type bureaucratique: une garantie mécanique qui élude tout l’aspect politique du problème, qui est dans la main d’un seul des deux “partenaires”, qui est réversible à volonté.

• A une question directe d’un participant: si des événements se produisent en Iran, tels – un changement de régime par exemple – qu’ils constituent une garantie absolue qu’aucune menace n’est concevable, n’abandonnera-t-on pas la BMDE? Surprise générale, gêne sensible. Il semble que personne n’ait prévu ce cas… Finalement vient une réponse alambiquée: oui, on fera tout de même le système, parce qu’il y aura d’autres événements qui apparaîtront comme une menace. De toutes les façons, il faut prévoir à l’avance, le cycle de développement d’un missile balistique est long (alors qu'il semble si court dans le cas de la “menace” iranienne). Il faut donc prévoir même l’imprévisible. C’est une variation sur l’idée générale que l’existence de la BMDE précède son essence et devient au bout du compte son essence même. L’installation de la BMDE précède la raison de l’installer et, au bout du compte, devient la raison de l’installer. On dira plus tard, pour l'histoire: puisque la BMDE est installée, c’est qu’il fallait l’installer, – et l'on dit presque ouvertement, d'ores et déjà: puisqu'on a pris la décision de l'installer, c'est qu'il faut l'installer.

• Une attitude remarquable est celle qu’on observe dans ces milieux de la BMDE vis-à-vis de la Russie. Les remarques de l’intervenant russe sur le désaccord russe sont régulièrement dégradées, minorisées, voire caricaturées. La chose n’est pas considérée comme sérieuse, tout comme la puissance russe. C’est une curieuse attitude ambivalente. D’un côté, les Russes sont “diabolisés”, avec rappel de la Guerre froide, dénonciation des dépenses de défense comme d’une menace grave, alarme si les Russes font effectuer des vols de démonstration stratégique avec leurs Tu-95, etc. D’un autre côté, les capacités militaires russes, les mesures qu’ils annoncent, leur niveau technologique sont régulièrement ridiculisés. La Russie de Poutine est traitée soit comme l’URSS de Staline, soit comme la Russie d’Eltsine selon la nécessité du raisonnement.

Finalement, l’information et l’argument rencontrent l’atmosphère qu’on a tenté de décrire plus haut. La BMDE est un monde complexe, déjà très élaboré, avec ses groupes de pression, ses experts impératifs, ses bureaucrates assurés, ses habituels valets européens; c’est par conséquenti un monde fermé, insensible à tout argument qui ne vienne pas de lui; c’est un monde qui s’appuie sur toute la puissance du complexe militaro-industriel, qui n’a aucun besoin de justification extérieure pour exister. Deux choses peuvent être dites sans barguigner.

• La BMDE (et la BMD en général) semble inarrétable. Un des participants à cette réunion nous disait : «A entendre tous ces gens, à mesurer leur puissance, on se dit que les bases de missiles anti-missiles vont fleurir partout, que tout sera passé au tamis de l’évaluation de la menace qui est que la menace existe ou existera.»

• La BMDE vit dans un monde à part, sans rapport avec la réalité (dont fait partie la Russie). Cela peut réserver des surprises, si se fait la confrontation avec la réalité et lorsque se fera la confrontation avec la réalité. Les gens de la BMDE et les autres du même monde ne réalisent bien entendu pas une seconde que les Russes sont totalement étrangers à l’univers virtualiste de l’Ouest puisque, pour eux-mêmes, n'existe pas d'autre réalité que leur univers virtualiste. Au bout du compte et compte tenu de cet état d’esprit qu’on a tenté d’identifier, on peut avancer que le risque d’une confrontation existe désormais.