Visite de POTUS en Absurdie

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Visite de POTUS en Absurdie


14 juin 2006 — Tiens, POTUS s’est rendu hier en Absurdie, pour une visite triomphale, à la fois complètement secrète dans sa préparation et quasiment incognito dans sa réalisation. Tout le monde est satisfait ; personne n’était au courant et tout le monde acclame la performance sans s’être aperçu de rien. C’est un déplacement à très haute visibilité furtive, un peu comme les avions à technologie stealth (ils sont là mais on ne les voit pas).

POTUS, c’est le “President Of The United States”, Absurdie c’est l’Irak.

La visite de GW hier en Irak est sans aucun intérêt politique et n’éveille qu’indifférence, — ou hostilité méprisante et fatiguée à la rigueur.

(Florilège de ce fatalisme méprisant, extrait d’un article du Times de Londres qui reflète les témoignages sur le vif de la liesse populaire : « Abu Hamid, a Sunni grocery store owner, said: “Bush represents nothing to us. He wants to congratulate his clients here. He represents the Devil to all Iraqi people.” In his mobile phone shop, Saad Firas, a 45-year-old Shia, said: “Bush will not change anything. We hope that he will start to pull out his troops at least out of Baghdad. I don’t care about him.” »)

L’intérêt de la chose n’est pas dans les effets politiques du voyage, puisqu’il n’y a rien qui y ressemble de près ou de loin. Ce sont les conditions du voyage, l’intendance si l’on veut, — qui n’ont pas suivi mais qui ont précédé et inspiré. Le degré de paranoïa organisée bureaucratiquement qui caractérise le monde virtualiste du président US tend vers la perfection. L’évolution de la présidence est plus que jamais orientée vers cette version virtualiste du monde qui détache POTUS de tous les aspects désagréables ou problématiques de la réalité. En un sens, comme Diogène cherchait un homme, GW Bush s’éclaire avec sa lanterne pour éviter n’importe quel homme, — sauf le Premier ministre irakien, indeed. La visite d’hier montre un résultat satisfaisant du côté de l’intendance et de la logistique.

Voici le récit précis qu’en fait le Times :

« Few eyebrows will have been raised around the dinner table at Camp David on Monday night when George Bush announced that he was “losing some altitude” and planned to retire for the evening. The President is notorious for loathing late-night meetings and usually prefers to be in bed by 9pm.

» But those very guests — members of the President’s Cabinet and his close advisers — may have been a little more surprised at breakfast yesterday to discover that their host was on his way to Baghdad. Far from losing altitude, Mr Bush had gained some.

» After leaving dinner at 7.45pm Mr Bush had slipped away from his official retreat in the Maryland mountains and climbed aboard a helicopter to fly to Andrews Air Force Base. There, wearing a blue baseball cap and open-necked shirt, he climbed up the rear steps of Air Force One. A small pool of reporters who had been collected from an hotel in Arlington, Virginia, heard him shout: “The POTUS [President of the United States] is on board!”

(...)

» The summit at Camp David, the President’s official retreat, was part of the ruse because security advisers decided that it would be too difficult to sneak Mr Bush out of the White House without anyone noticing. After an 11-hour flight the President landed on a remote strip at Baghdad international airport — closed to all flights by US troops — at 4.08pm local time. He then boarded a Black Hawk helicopter for a six-minute flight over the Iraqi capital to the heavily protected green zone.

» Only when he was safely there was Nouri al-Maliki, the Prime Minister, told that he had a “very special visitor”. Five minutes later, at 4.43pm, he was shaking hands with the American President. Mr al- Maliki said: “Good to see you.” Mr Bush, who values face-to-face contact more than most politicians, replied: “Thanks for having me.” »

Le complot est une réussite. Seuls Cheney, Rice et Rumsfeld étaient au courant, plus quelques très proches de GW à la Maison-Blanche. The Independent rapporte le fondement de la stratégie de ce voyage, d’une habileté consommée : « The trip had been in the works for some time, officials said. But it came as the White House sought to capitalise on recent positive developments, the killing of Abu Musab al-Zarqawi and the final appointments to the Iraqi cabinet. » On se demande simplement dans quel sens est employé le verbe “to capitalize”: “capitaliser” auprès des foules? Auprès de l’opinion publique? Personne ne s’est aperçu qu’il y avait eu voyage. Quant au Premier ministre irakien et à la poignée de GI’s sélectionnés pour voir le président leur faire un grand “V” de la main, — il fallait bien être venu en Irak pour quelque chose.

POTUS, ou la jument postmoderne

Il y a longtemps que les déplacements de POTUS en Irak se font dans cette atmosphère de complot et de simulation, selon une organisation de dissimulation que même les vols de la CIA transportant des prisonniers illégaux sont loin d’atteindre. Mais jamais un tel degré de montage n’avait été atteint.

Convoquer une réunion de cabinet à Camp David, sur le problème de l’Irak, pour en faire une couverture pour le départ de GW vers l’Irak, et sans que l’essentiel des membres du cabinet soit au courant, mesure l’estime où l’on tient ces membres du cabinet autant que le processus politique et le travail de ces divers ministres ; mais cela mesure surtout ceci : la “représentation” du monde virtualiste de GW a aujourd’hui une priorité absolue par rapport à tout le reste, y compris la réalité du travail politique. (La réunion de Camp David était annoncée comme devant décider de décisions politiques, disons, — « ...to capitalise on recent positive developments, the killing of Abu Musab al-Zarqawi and the final appointments to the Iraqi cabinet  ». Pas de décisions politiques puisque la réunion était une couverture.)

On peut même avancer l’hypothèse que ces dispositions de dissimulation de l’événement sont de moins en moins une considération tactique de sécurité (tout en le restant évidemment), que la satisfaction de la psychologie du président, qui prend une importance considérable. La direction politique américaine est placée dans des conditions inédites pour un État moderne, et intéressantes pour le chroniqueur. Ces conditions relèvent plus des intrigues et dispositions les plus étranges des anciens pouvoirs ; nous sommes au niveau des anecdotes folles du pouvoir transformé en un désordre pathologique par des psychologies exacerbées, neurasthéniques et schizophréniques (l’image qui vient aussitôt est celle de la jument de l’Empereur Caligula, image déjà souvent employée pour GW). La différence avec ces références est que le pouvoir moderne est prétendu rationnel et qu’il agit effectivement selon les normes très puissantes et elles-mêmes soi-disant rationnelles d’une bureaucratie d’une puissance sans égale ; qu’il dépend d’autre part d’un fantastique réseau de communications qui rend ses comportements et les effets de ses comportements aussitôt perceptibles et subis.

Cette transformation de substance du pouvoir où les décisions les plus fondamentales et les plus “sérieuses”, aussitôt suivies d’effets considérables, dépendent de comportements complètement tordus et pervertis, est une explication d’une importance insoupçonnée de la marche actuelle des événements. Lorsque nous qualifions notre époque de “maistrienne”, comme nous le faisons souvent, nous ne nous référons pas aux engagements et aux choix de Joseph de Maistre mais à la description pleine d’intuition qu’il a donnée de la Révolution française. L’Histoire a semblé vivre de sa propre dynamique, hors du contrôle des êtres humains alors que son déroulement a évidemment modelé le destin de l’espèce humaine dans l’un des plus grands événements de l’Histoire du monde moderne. C’est l’idée qui vient à l’esprit à la description du comportement de GW et à observer la façon dont ce comportement est devenu le centre et l’inspiration du pouvoir. Tout se passe comme si toute la puissance de ce pouvoir était consacrée à des tâches de renforcement du monde virtualiste, pour échapper à la confrontation avec cette insupportable réalité sur laquelle il (ce pouvoir) n’a lui-même plus aucune capacité de contrôle.

Question intéressante : et si toute notre puissance, technologique, de communication, etc., était aujourd’hui affectée à la tâche urgente de nous dissimuler à nous-mêmes notre complète impuissance par rapport au cours de l’Histoire? Et vogue la galère…