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1696La France a changé. Aujourd’hui, la polémique sur les idéologies et les allégeances extérieures porte sur les USA, comme hier elle portait sur l’URSS. C’est un signe des temps et un signe qu’il n’y a pas tellement de fausseté dans le jugement de nombreux Russes que la fin de la Guerre froide est incomplète parce que l’Amérique n’est pas tombée.
En France, où le conformisme pro-soviétique et marxiste fut d’une extraordinaire puissance pendant la période 1945-années 1960, où le mandarinat s’exprimait en termes d’engagement marxiste, le conformisme américaniste a pris le relais. L’avantage sémantique est considérable : alors qu’il y avait avant une certaine diversité, notamment entre soviétisme et marxisme, aujourd’hui l’américanisme est un et unique.
Tout spécialiste universitaire français des USA réputé, huppé et consulté est nécessairement américaniste, c’est-à-dire pro-américain. Il l’est dans la catégorie arrogante, ou bien-pensante, ou honteuse, ou raisonnable, ou bonne-consciente, ou ainsi de suite. Aujourd’hui, la catégorie dominante serait plutôt du type “globalement positif” (nous nous référons à l’avis de Georges Marchais, alors secrétaire général du PCF, rentrant en 1980 d’une URSS ayant envahi l’Afghanistan, en cours d’effondrement économique, surchargée d’armements inefficaces, venant d’hériter de Walesa et de Solidarnösc en août 1980, — et Marchais jugeant le bilan du communisme depuis 1917 «globalement positif»). Chercheuse, consultante, enseignante, bien-pensante et ainsi de suite, Nicole Bucharan est plutôt de ce type “globalement positif”. On en a un exemple avec son paragraphe de conclusion de son Faut-il avoir peur de l’Amérique ? (rassurons-nous : c’est non), au Seuil en 2005, — qui est un joyau de la littérature prud'hommesque, “lapalissadesque” et d’autres lieux communs, Bouvard veillant sur sa gauche et Pécuchet sur sa droite :
«Je ne crois pas que l’Amérique soit destinée à rester indéfiniment la première puissance mondiale. Mais s’il faut qu’il y ait une nation dominante, je préfère pourtant au bout du compte, sans illusions et comme un moindre mal, que ce soit l’Amérique.»
Ainsi apprend-on :
• Que l’Amérique serait pourtant, au bout du compte, sans illusions et comme un moindre mal, — destinée à ne pas rester pour l’éternité la première puissance du monde. L’audace du propos et la netteté de la vision vous glacent. Frissonnons et passons à la suite.
• Qu’il faut bien «qu’il y ait une nation dominante» puisqu’après s’être à peine interrogée à ce propos, l’historienne conclut évidemment que ce sera l’Amérique. Quelle loi de l’Histoire enseigne qu’il faut qu’il y ait une nation dominante ? Aucune. Mais notre histoire passionnelle nous enseigne qu’il faut qu’il y ait l’Amérique, donc qu’il faut «qu’il y ait une nation dominante» pour que ce soit l’Amérique. CQFD.
• Qu’il faut savoir dire les choses nettement sans avoir l’air de les dire nettement, mais en les disant tout de même, nettement c’est-à-dire, enfin haut et net, mais pas trop car il y en a qui sommeillent. Ainsi, effrayée de l’affirmation épouvantable selon laquelle l’Amérique pourrait ne pas être éternellement la première puissance mondiale, l’historienne se ravise avec une affirmation d’une netteté bien tempérée. Dans une phrase de trente mots et de trois virgules, elle pose une affirmation tempérée par six restrictions (“Mais”, “s’il faut”, “pourtant”, “au bout du compte”, “sans illusions”, “comme un moindre mal”). Voilà de la rigueur scientifique : l’affirmation a été mûrement pesée, réfléchie, expertisée, — “pourtant au bout du compte, sans illusions et comme un moindre mal” elle est posée et nous sommes convaincus. Enfin, “globalement” convaincus.
Venons-en à l’essentiel du propos. Notre ami Jean-Philippe Immarigeon ( American parano), qui a la plume aisément polémiste et la dent dure, s’est donc précipité sur la dernière de Bucharan (voir également sur son site) : Pourquoi nous avons besoin des Américains. En a parte, Immarigeon suggère que le titre est peut-être une sorte d’acte manqué, que ce titre aurait bien pu être, vu la forme et l’urgence du plaidoyer : “Pourquoi les Américains ont besoin de nous”. En effet, si l’on considère l’engagement de Bucharan en 2007 par rapport à sa prudence de 2005, on pourrait croire qu’il y a péril en la demeure.
Par Jean-Philippe Immarigeon, 17 mars 2007
Nicole Bacharan vient de publier un ‘Pourquoi nous avons besoin des Américains’ qui atteint tout à la fois les sommets du ridicule et les tréfonds de l’inanité. Les commerciaux du magasin Virgin où le désœuvrement d’un “samedi soir usagé” (Ch. Trenet) m’a conduit, ont entré l’ouvrage, qui apparaît ainsi sur le ticket de caisse, sous le titre de “Vive l’atlantisme”, ce qui est d’une grinçante ironie. Impression étrange par ailleurs que celle de lire une sorte de réponse à ‘American parano’, mais sans aucune réflexion de fond (et beaucoup moins bien écrit, n’est-ce pas ?) avec de visibles efforts pour trouver des sous-titres qui se prétendent originaux, mais qui sont picorés par-ci par-là dans tout ce qui a été écrit par d'autres.
Comme tout le reste, d’ailleurs. Nous avons là un résumé de toutes les niaiseries que les atlantistes débitent depuis février 2003, avec des parti-pris du style : « L’antiaméricanisme n’est pas une opinion mais une obsession », anathème qui se pare d’une espèce de psychanalyse à deux balles pour éviter d’avoir à faire le début du commencement de l’ombre du soupçon de la moindre analyse. Ou alors : « L’antiaméricanisme est une vision de la France » dans la plus pure tradition stalinienne que les néocons français ont inversé (Camarade, fais ton autocritique !), avec recours comme il se doit à l’épisode de Munich, etc, etc… Et bien entendu, vous vous en doutiez, l’inévitable : « L’antisémitisme n’est jamais loin de l’antiaméricanisme ».
Je m'en étonnais dans ‘American parano’, et les étrangers en sont violemment choqués, mais cette haine féroce que les néocons et autres représentants d'une certaine droite versaillaise vouent à la France est quelque chose de tout à la fois stupéfiant et consternant (voir les réactions sur AgoraVox à un des mes articles, “Vive la France... quand même !”). Comme si la vénération oedipienne d'une Bacharan ou d'un Sarkosy pour les Etats-Unis ne pouvait s'exprimer que par le vomissement d'une France présentée dans un premier temps comme le contre-modèle civilisationnel (ce qui correspond d'ailleurs à l'attitude des Américains, depuis Jefferson et ses diatribes contre la Révolution pervertie de 1789) pour, immédiatement après, sommer la Grande Nation de s'aligner sur l'Amérique au nom d'un prétendu partage de valeurs que l'on vient précisément de démolir. L'ouvrage de Nicole Bacharan est construit sur cette contradiction sans qu'apparement la vacuité de la démarche ne la trouble.
Ce sont vraiment les dernières cartouches de l’atlantisme, tel ce tableau d’A. de Neuville sur la guerre de 1870, avec Glucksmann et Lellouche à la fenêtre, Sarkosy abattu les poings dans les poches contre le mur, et Bacharan en cantinière (même pas dans le tableau). Mais Glucksmann écrit mieux, Lellouche ne manque pas de faconde, et Sarko use – ou plutôt usait – de son atlantisme dans un but précis. Bacharan n’est qu’aux fourneaux, pour un ragoût indigeste.
Si le livre ne vous tombe pas des mains dès la trentième page, vous pourrez parcourir rapidement le chapitre 4 sur le totalitarisme islamique (une idée de titre, Madame Bacharan : “Totalitarislamisme”, ça sonne bien non ? ), scie que même les néocons et les faucons américains (Kagan ou Brzezinski) considèrent depuis longtemps non seulement idiote mais totalement contre-productive (Qu'en pense d'ailleurs Monsieur Antoine Sfeir, qui a eu a bonté de vous inviter à cosigner un ouvrage commun, sans pour autant parvenir à vous hisser à la hauteur de ses remarquables analyses ?). En continuant, nous apprenons par un nouveau titre de sous-chapitre que l’Amérique est engagée dans « une guerre sans fin » (comme c’est original !), qu’il y aurait de part et d’autre de l’Atlantique sous-estimation de « l’ennemi intérieur » (Le Pen va demander ses droits d’auteur, il se dégage d’ailleurs de la piètre prose de Nicole Bacharan une peur sourde qui n’est pas sans laisser craindre une dérive à la Oriana Fallaci), et qu’il est absurde d’envisager « un monde sans Amérique » (et là c’est moi qui vais demander des royalties pour le titre du chapitre 10 d’‘American parano’).
Mais si Nicole Bacharan se contentait de faire du copié-collé de titres des autres et des fantasmes de ses commanditaires néocons, cela ne serait pas grave. Là où on touche le fond, c’est lorsqu’elle cite à deux reprises (pages 35 et 129) les Déclarations américaine et française et démontre exactement le contraire de ce qu’elle veut, en rapprochant terme par terme les deux textes, assénant un “c’est pareil”. Et sans se rendre compte que ce simple rapprochement synoptique, que les atlantistes évitent soigneusement de faire (et pour cause) mais que d’éminents analystes ont fait depuis longtemps (Bobbio, Rials, etc…), montre au premier coup d’œil que précisément ce n’est pas du tout la même chose, qu’il s’agit même de deux affirmations de valeurs rigoureusement antagonistes parce que traduisant une très vieille opposition infra-européenne (et aujourd’hui transatlantique) entre deux philosophies radicalement opposées (voir sur ce sujet mes développements dans ‘American parano’).
Mais trêve de sarcasmes : que veulent démontrer les atlantistes avec des pamphlets de cette nature, degré zéro de l’analyse historique et politique ? Qu’il existe une Autre Amérique, la vraie, la grande, la seule ? C’est un point de vue qui vaut ce qu’il vaut, sauf que le problème est que tout depuis le 11 septembre 2001 l’invalide, et que l’avenir prévisible infirme également les espérances des atlantistes. « La confrontation euro-américaine en est donc à ses prodromes, écrivais-je fin 2004, parce qu’elle est inscrite dans l’Histoire depuis quatre siècles. S’interdire d’envisager qu’elle dégénère, s’obstiner à attendre, contre toute logique, la résurrection d’une autre Amérique, se complaire dans des schémas convenus dont l’actualité récente a montré la totale vacuité, c’est s’interdire d’anticiper, à l’horizon des dix prochaines années, ce qui est redevenu pour l’Europe un combat philosophique, et a toujours été pour les Etats-Unis d’Amérique une authentique guerre de religion. » (Jean-Philippe Immarigeon,
En France à cette date, on avait attendu Kerry et on avait vu Bush. Depuis lors, on a applaudi Baker et on a le ‘surge’ à Bagdad. On espérait Pelosi et on a un paillasson (voir l’article de Philippe Grasset “Le système au bout de lui-même”). Et ceux qui regardaient du côté d’Hillary savent désormais à quoi s’en tenir. Si Clinton est élue en 2008, elle maintiendra les troupes US en Irak, elle vient de le dire au New York Times. Les Américains – tous les Américains, Madame Bacharan – sont donc, comme je l’ai déjà plusieurs fois écrit, à mille lieues de comprendre ce qui se passe en Irak, et pourquoi ils ont commis une « faute historique » (dixit Sarko). Nous ne sommes définitivement pas, de part et d’autre de l’Atlantique, sur la même planète.
Ceux qui attendent le retour d’une Autre Amérique qui n’exista que dans leur rêve risquent donc d’attendre encore longtemps. Ceux qui ont compris ce que révèle cette débâcle irakienne doivent de leur côté anticiper dans la décennie qui vient cette dégradation des relations transatlantiques inéluctable n’en déplaise au pitoyable ‘surge’ des derniers atlantistes français comme Nicole Bacharan. « Il n’y a aucune illusion à se faire sur la poursuite de la crise transatlantique… Il ne s’agit plus de savoir si la réconciliation est possible mais à quelle vitesse la dégradation va se poursuivre » (‘American parano’, p. 230). Il n’y a pas à s’en réjouir, simplement à s’y préparer. Nicole Bacharan et quelques autres jouent contre la France, et tentent de la désarmer. Quand on parle de Munich sans même avoir compris de quoi il avait retourné (*), chère Madame, c’est souvent celui qui dit qui y est.
* Georges Bernanos écrivit : « Les démocraties ont subi l’envoûtement des dictatures non point parce qu’elles croyaient trop au droit, mais parce qu’elles n’y croyaient pas assez » (“Le cynisme de la force et l’hypocrisie du droit”, article de mai 1940 dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes). L’analyse des néocons straussiens comme Kagan ou Bacharan (pp. 25 et ss) prend exactement le point de vue inverse (Sur le piège de Munich, voir Jean-Philippe Immarigeon, “Le nom de la guerre”, Défense Nationale, décembre 2004.)