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7 avril 2005 — Tant que l’américanisme existera dans sa pleine activité, les Européens ont de bonnes chances d’évoluer, sans en rien vouloir ni rien mesurer, vers une Europe indépendante et souveraine (caractéristiques de l’“Europe-puissance”). On a, une fois de plus, la démonstration que l’activisme maximaliste de l’américanisme (que de “ismes”…) ne peut s’empêcher de pousser ses avantages jusqu’à l’incongruité, avec le résultat prévisible et, à notre sens très probable, d’obliger les plus prudents et les plus serviles (une très forte majorité des élites européennes) à se résoudre à réagir. Cela risque d’être le cas pour la question de la levée de l’embargo européen sur les armements vers la Chine.
C’est un cas classique de l’orientation vers un effet contre-productif lorsque la force de la pression d’influence est appliquée sans discernement. C’est une fois de plus un cas où l’on doit se demander si les défauts américanistes, outre d’être intellectuels et politiques, ne dépendent pas également d’une conformation psychologique collective imposée par le système washingtonien. Le cas est d’autant plus classique qu’il concerne Robert Zoellick, célébré il y a huit mois encore, lorsqu’il était Représentant US au Commerce, comme un modèle d’urbanité et de modération par son vis-à-vis européen, Pascal Lamy. C’est fini. Zoellick est passé par le moule, il a retrouvé des couleurs, il est désormais un guerrier “bushiste”. (Par ailleurs, on sait bien que le jugement sur Zoellick aurait dû être nuancé, même au temps de ses bonnes relations avec Lamy. Sa nomination comme N°2 de Condy Rice, — ce qui nous évitait prétendument Bolton, mais on retrouve ce dernier à l’ONU ! — avait été saluée comme une “divine surprise” par les amis européens, y voyant enfin le signe d’une modération de l’administration Bush dans son deuxième mandat: désormais, on serait un peu plus poli pour donner les ordres aux Européens. Erreur, erreur… Zoellick s’est transformé en grand méchant loup.)
Zoellick fait des déclarations tonitruantes sur la question de la levée de l’embargo européen (armements) vers la Chine. Citations (The International Herald Tribune [IHT], 6 avril 2005):
« In one of the strongest warnings to date, the United States signaled Tuesday that the European Union risked seriously undermining the trans-Atlantic relationship if it lifted its embargo on selling arms to China and cautioned that Washington was likely to retaliate.If ever “European equipment helped kill American men and women in conflict, that would not be good for the relationship,” Robert Zoellick, the U.S. deputy secretary of state, told a small group of journalists in the U.S. Embassy.
» Forces within the U.S. Congress are already demanding limitations on overseas defense procurement and joint defense projects, he said. “Does it increase the chance that Congress will cut off these activities? Yes. Do I think it is a good thing? No, but it is a reality. We don't want people to be surprised.”
» Zoellick, who delivered his warning to Brussels on the final stage of a 13-stop tour of European capitals, said that the EU should remember its responsibilities as an increasingly important world power and that any retaliation from the United States would come in the area of trans-Atlantic defense cooperation. Zoellick said Washington did not want China to obtain high-tech weaponry. “The real concern is with high-tech,” he said. »
Tout le reste est à l’avenant. L’intervention de Zoellick a une forme agressive et entend bien faire passer l’idée que, cette fois, ce n’est pas le seul Congrès mais l’administration également qui attaque l’Union européenne pour ses intentions. (« Zoellick's message on the arms embargo is a direct challenge to the EU, and is a stark amplification of Washington's concerns on China raised by President George W. Bush and Condoleezza Rice, secretary of state », écrit le IHT.) A côté de cela, Zoellick fait profession d’être un diviseur des Européens, démarche qu’il étale sciemment sinon complaisamment, comme autant de trophées d’une tournée en Europe qu’il terminait le 6 avril.
• Zoellick a noté qu’il avait détecté, au cours de ses conversations avec les dirigeants de l’UE, « some sense of movement toward delay. There are voices in Europe that have disagreements with one another. » Perspicacité sans nuance du représentant US, alors qu’il est dit partout, dans les milieux anglo-saxons à Bruxelles depuis le 15 mars, au Parlement européen et dans les milieux lobbyistes européens, que la décision sur la levée de l’embargo doit être retardée jusqu’en 2006 au moins.
• Zoellick a cité également le Parlement européen, très actif pour faire pression et écarter la levée de l’embargo. On a pu le voir à une conférence de presse de Zoellick avec Elmar Brock, président de la Commission des affaires étrangères du PE. (Brock : chrétien-démocrate allemand, partisan de la “communautarisation” des sièges permanents français et britannique au Conseil de Sécurité, bon chrétien évidemment [partisan de la mention de l’“origine chrétienne” de l’Europe dans la Constitution] et adversaire du pouvoir des États-membres centralisés au profit d’une “Europe des régions” à l’allemande, partisan du pouvoir du PE contre le Conseil, etc.) Brock s’est affiché comme allié inconditionnel de Washington contre la démarche de levée de l’embargo: « The European Parliament and the United States have a very broad common understanding'' about keeping the embargo in place. »
Toutes ces démarches signifient, de la part des Américains, une intervention dans les affaires intérieures de l’UE, avec comme but de diviser l’UE. Manœuvre présentée comme habile. Stratégiquement, c’est exactement le contraire.
Il faut suivre, en effet. L’UE était, avant la tournée de Zoellick, sur la voie de repousser la décision sur la levée de l’embargo. Les Britanniques étant dans le circuit dans ce sens, il y avait une possibilité forte que l’affaire pût être menée rondement. Dès ce moment, une tactique habile de Washington (c’était sa tactique d’antan, quand Washington était encore habile avec les Européens) était de laisser faire ses supplétifs européens, l’essentiel ayant été obtenu avec le renversement de la tendance. Là-dessus, revenir sur le sujet comme l’ont fait les Américains, en manoeuvrant à allure découverte en pleine tactique de division et d’ingérence ouvre la voie à une réaction inverse. Il y a déjà eu des réticences après l’intervention britannique. Ces réticences ont toutes les chances de se raidir, alors que les USA vont continuer à activer leurs pressions et leur ingérence.
Il faut admettre que l’enjeu n’est plus, aujourd’hui, la levée d’un embargo qui n’était que symbolique, décision qui ne serait elle-même que symbolique. (Ce que Zoellick reconnaît lui-même lorsqu’il dit : « As Europe becomes a larger player on a global stage, we urge it to consider some of the messages it sends. Why would Europe want to send that symbolic message to China at this point? », — curieuse contradiction lorsqu’on compare aux craintes qu’il exprime que des soldats US soient tués un jour par des armes européennes vendues aux Chinois.). L’enjeu est simplement la dimension que cette affaire est en train de prendre, notamment avec l’exacerbation des divisions européennes. Lorsqu’un diplomate américain, renvoyant l’affaire vers les seuls Français et Allemands, demande que Français et Allemands cèdent « …à moins qu’ils ne soient prêts à déclencher une nouvelle crise transatlantique... », il indique bien l’intention de Washington de pousser l’enjeu jusqu’à l’extrême, avec éventuellement la recherche d’une humiliation des Européens à la clef. Il écarte le fait que le problème est beaucoup trop grave pour se terminer de cette façon, parce que devenu beaucoup trop complexe par la dramatisation imposée par les Américains justement.
• Il implique un troisième acteur, auquel on ne s’adresse guère mais dont on parle beaucoup sans le consulter, et c’est la Chine. Aujourd’hui, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’UE. Même les pacifistes écolos allemands et les atlantistes de tous poils devront entendre cet argument. Plus la situation est dramatisée pour Washington, plus elle prend l’orientation d’une possible humiliation indirecte des Chinois. Les Chinois n’en resteront pas là et se tourneront vers les Européens qui vont être confrontés à cette situation qu’ils abhorrent : envisager de faire un choix. Or, quelle que soit la puissance des pressions US, les milieux européens ne cachent pas qu’ils sont engagés dans une négociation pour établir « un partenariat stratégique » avec la Chine. La question de l’embargo sur les armes, ce n’est pas grand’chose; beaucoup plus importante est la question d’un partenariat stratégique avec la Chine. Là-dessus, il devient bien plus difficile de céder aux Américains.
• Au-delà de l’aspect symbolique, les questions d’exportation d’armements concernent surtout les grands pays. L’embargo “européen” n’a aucun caractère de contrainte réelle. Cette situation serait un avantage si tout le monde entendait régler la crise à l’amiable, sans exiger des capitulations trop visibles, comme l’on aurait pu l’envisager sans les pressions renouvelées des Américains. Ces pressions américaines, au contraire, poussent à des radicalisations dans tous les sens, et les pays européens qui soutiennent Washington (à part les Britanniques, des pays qui n’ont rien à exporter en matière d’armements) vont conduire le débat vers des tensions opposant leur irresponsabilité à la souveraineté. C’est faire surgir le débat de la puissance européenne, le débat sur l’“Europe-puissance”, dans un environnement où les responsables politiques auront de plus en plus de mal à faire accepter à leurs opinions publiques qu’ils doivent céder aux Américains.
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