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25 août 2003 — Dans un texte léché, précis, convaincant si c’était le bon cas et comme si c’était le bon temps, Sir Robert Keegan nous explique que l’Irak n’est pas le Viet-nâm. Le cas est convaincant, sauf que ce n’est pas le bon cas. Sir Robert Keegan, historien anglais de tendance néo-impérialiste, ou néo-conservateur “à l’anglaise” était évidemment et reste partisan de l’invasion de l’Irak. Il a conscience des difficultés de la situation actuelle. Il cherche à rassurer son monde. Il a même un mot amical pour les “anti-guerre”, ceux qu’il critiquait sans ménagement lorsque le temps était à la mobilisation et à l’enthousiasme guerrier (on admettra que cette “main tendue” de Keegan, par ailleurs soutien sans faille de la guerre néo-impérialiste, est plus que le reste le signe des difficultés de l’entreprise anglo-US en Irak) :
« The anti-war element in the Western media will be doing a service to no one, least of all the Iraqi people, if they allow their pleasure at the spectacle of post-war disturbance to undermine the coalition's efforts to establish a lasting peace. »
Mais cela n’a aucune importance, — que l’Irak soit ou non le Viet-nâm et que, dans le cas plaidé par Keegan, l’Irak ne soit pas le Viet-nâm. L’important est que Washington est en train de devenir, avec une intensité et une rapidité jamais vues, une sorte de nouveau “Washington au temps du Viet-nâm”. C’est en effet du jamais vu parce que, en intensité, en volume de pertes, en événements guerriers, effectivement l’Irak est bien loin du Viet-nâm. Qu’importe, Washington s’agite aujourd’hui dans ses contradictions, par conséquent dans sa paralysie, comme si la situation était aussi grave que la situation vietnamienne.
Curieusement, dans un sens, cette remarque est fondée, et cette représentation d’une situation grave qui est faussement comparée à celle du Viet-nâm, finit par enfanter une situation réelle à Washington, aussi grave que du temps du Viet-nâm. Washington s’agite aujourd’hui d’une façon encore plus fiévreuse qu’au pire de la crise vietnamienne. Un article notamment est révélateur à ce sujet et témoigne de l’intensité du débat à Washington, autour de la stratégie, du volume des forces à engager, des perspectives à envisager, etc. : celui de Brian Knowlton, de l’International Herald Tribune du 25 août.
On y voit notamment que trois sénateurs de tendances différentes (deux Républicains, un Démocrate) qui ont visité l’Irak en reviennent avec une vision d’un pessimisme commun, chacun ayant des recommandations un peu différentes :
• Le républicain John McCain veut une division américaine (18.000 hommes) de plus en Irak. Et cela, le plus rapidement possible : « Time is not on our side ».
• Le démocrate Joseph Biden pense qu’il faut 40.000 à 60.000 hommes de plus. Il a conscience que les Américains ne peuvent pas fournir ce supplément de forces. Il ridiculise les espoirs de l’administration dans leurs “alliés” qui ont promis une aide, et qui vont fournir des contingents ridicules (il les mesure à une moyenne de 400 soldats par pays “allié”). Pour Biden, il n’y a pas d’autre solution que de lâcher à l’ONU : accepter de transférer une certaine autorité à l’ONU pour obtenir l’aide des pays “sérieux” (France et Allemagne principalement) : « We've got to swallow our pride and do what needs to be done. »
• Le troisième sénateur, un républicain classique, pense que l’essentiel est de mettre de l’argent en plus, beaucoup d’argent en plus. « Senator Lindsey Graham, a South Carolina Republican who accompanied McCain on his fact-finding tour, said that the troop level in Iraq was sufficient but that billions of dollars of spending was required there and in Afghanistan. »
Tout cela ne fait pas l’affaire de l’administration GW. Les porte-parole de cette administration présentent un cas assez complexe : pour eux, il y a assez de forces US en Irak. Pourtant, il faut des troupes en plus et ce sont les “alliés” qui les donneront ; cela revient à dire que les choses vont bien (pas de nécessité de troupes US supplémentaires) et que les choses vont mal (on espère que les “alliés” vont donner des troupes). Curieux sentiment, résumé par cette phrase : « The Bush administration has said that it hopes other countries will provide more troops for Iraq but sees no need to send more Americans now. » Les diverses déclarations reflètent cette confusion.
« Asked about one recent estimate that up to 500,000 coalition troops might be needed in Iraq, General Richard Myers, chairman of the Joint Chiefs of Staff, said, “No, I don't agree.” U.S. forces there, he said on CBS-TV, were “supremely confident in their ability to deal with the threat.” But while the U.S. military was “stretched thin,” it could send more troops if need be.
» L. Paul Bremer, the U.S. administrator for Iraq, said: “It's not a question of more troops: It's a question of being effective with our intelligence, of getting more Iraqis to help us.” The quality of intelligence being offered by Iraqis had risen sharply, he said; and nearly 60,000 Iraqis have been recruited to help in police and other security units. »
La cause de l'attitude de l'administration, on peut la lire dans tous les journaux et, en général, dans tous les résultats des sondages. Par exemple, telle que l'exprime le Christian Science Monitor : « A Newsweek poll released this weekend, for instance, shows that a majority of Americans — 55 percent to 40 percent — oppose sending more troops to the country. [...] Moreover, some 60 percent of respondents to the survey say the estimated $1 billion per week that the US is spending to rebuild the country is too much. »
On ajoutera que, dès qu’on s’éloigne du strict cercle des fonctionnaires pour apprécier les positions des soutiens les plus assurés de l’administration, on trouve les mêmes discordances. Les néo-conservateurs, qui sont les inspirateurs de la guerre contre l’Irak, prennent une position de plus en plus radicale, contre les positions de l’administration et favorable à des forces supplémentaires. D’une certaine façon, ils rejoignent la position d’un McCain et en partie celle de Biden, même si la thèse qui justifie leur propre position est différente. Il y a évidemment convergence dans l’analyse de la situation en Irak, entre modérés et radicaux.
« It is painfully obvious that there are too few American troops operating in Iraq. Senior military officials privately suggest that we need two more divisions. The simple fact is, right now there are too few good guys chasing the bad guys — hence the continuing sabotage. There are too few forces to patrol the Syrian and Iranian borders to prevent the infiltration of international terrorists trying to open a new front against the United States in Iraq. There are too few forces to protect vital infrastructure and public buildings. And contrary to what some say, more troops don't mean more casualties. More troops mean fewer casualties — both American and Iraqi. »
Le désordre est aujourd’hui à Washington, encore plus qu’à Bagdad. Si la situation en Irak ne s’améliore pas décisivement, ce désordre politicien à Washington va s’accroître, et il s’accroîtra d’autant plus qu’on approche de la campagne pour les élections présidentielles. Tout cela, les terroristes, résistants, guérilleros de tout poil le savent, et c’est évidemment sur ce point qu’ils vont tenter de jouer en Irak. Eux aussi, jouent en fonction de la situation washingtonienne. Le conflit irakien est entré dans une phase nouvelle, celle du désordre intérieur de l’Empire. C’est la vraie “vietnamisation”, et elle va bien plus vite que l’originale.
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