Washington : la révolte inattendue

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Washington : la révolte inattendue


8 octobre 2005 — Il faut le reconnaître sans barguigner : ce qui se passe à Washington entre la Maison-Blanche et le Sénat (et bientôt le Congrès) est complètement inattendu, — pour nous, sans aucun doute. Il s’agit de l’amendement à la loi budgétaire du Pentagone qui interdit les mauvais traitements des prisonniers, amendement considéré par l’administration comme une entrave à la guerre contre le terrorisme et qui entraîne une menace de veto de la Maison-Blanche contre la loi budgétaire.

L’événement est un peu à la façon de l’ouragan Katrina, qui devient soudain et aussitôt un événement politique et historique catastrophique pour l’administration GW, en même temps qu’il était une catastrophe naturelle d’immense ampleur et qu’on n’attendait que cela. L’attitude du Sénat éclate comme un formidable coup de poing asséné en pleine force et sans avertissement. L’administration est KO debout, et pourtant elle va devoir riposter, — mais comment? Un veto bloque la loi budgétaire du Pentagone et menace le financement des forces armées qui sont en guerre. Ce conflit Congrès-administration implique la possibilité de blocages constitutionnels extraordinaires. (Il peut aussi se résoudre d’une façon anodine, si un arrangement survient entre les deux parties : incertitude totale.)

(Un précédent? Sans doute évoquerait-on l’attitude du Congrès limitant décisivement les pouvoirs de guerre du Président en 1973 et précipitant ce qui allait être la défaite du Sud-Viêt-nam en 1975. Mais il s’agissait de temps beaucoup plus “civilisés”, répondant à une logique politique, à une évolution prévisible, etc. Ici, aujourd’hui, en 2005, rien de pareil. On savait le Congrès de plus en plus rétif à certaines consignes présidentielles, surtout face à un président qui ne cesse de s’affaiblir jusqu’à être réduit comme une peau de chagrin. Mais de là à imaginer la violence et la soudaineté du coup… Nous sommes placés devant une Histoire que nous devinons tragique et précipitée vers des crises d’une intensité incroyable, mais sans savoir quelles voies ces crises emprunteront pour s’exprimer. Le système du virtualisme brouille tout, mais pour tout le monde, y compris pour ceux qui l’activent et l’alimentent. Nous sommes là pour compter les coups sans savoir d’où ils viennent. La seule chose que nous jugeons intuitivement extrêmement probable est que les coups ne vont plus cesser de pleuvoir. A nous de reconnaître leur importance.)

On a déjà évoqué cette crise soudaine Congrès-administration dans notre F&C du 7 octobre, à propos de la crise de la puissance militaire américaine. Le rapport (avec la crise militaire) est à la fois évident sur le fond, mais c’est ce qui importe paradoxalement le moins ; et de pur “hasard” (dans le sens d’une fortune incertaine) sur la forme, car personne ne s’attendait qu’un coup de cette force fût porté contre l’administration par le biais technique de la loi budgétaire du Pentagone…

Quelques mots du Daily Telegraph d’hier pour résumer ce qui se passe :

« The Bush administration pledged yesterday to veto legislation banning the torture of prisoners by US troops after an overwhelming and almost unprecedented revolt by loyalist congressmen. The mutiny was the latest setback for an administration facing an increasingly independent and bloody-minded legislature. But it also marked a key moment in Congress's campaign to curtail the huge powers it has granted the White House since 2001 in its war against terrorism.

» The late-night Senate vote saw the measure forbidding torture passed by 90 to nine, with most Republicans backing the measure. Most senators said the Abu Ghraib abuse scandal and similar allegations at the Guantanamo Bay prison rendered the result a foregone conclusion. The administration's extraordinary isolation was underlined when the Senate Republican majority leader, Bill Frist, supported the amendment.

» The man behind the legislation, Republican Senator John McCain, who was tortured as a prisoner in Vietnam, said the move was backed by American soldiers. His amendment would prohibit the “cruel, inhumane or degrading” treatment of prisoners in the custody of America's defence department. The vote was one of the largest and best supported congressional revolts during President George W Bush's five years in office and shocked the White House.

» “We have put out a Statement of Administration Policy saying that his advisers would recommend that he vetoes it if it contains such language,” White House spokesman Scott McClellan warned yesterday. The administration said Congress was attempting to tie its hands in the war against terrorism. »


Du compte-rendu ci-dessus, on doit retenir quelques remarques.

• Certes, l’affaire se place dans un climat Congrès-présidence dégradé, mais la surprise est constituée par le fait qu’elle est désormais considérée comme « a key moment in Congress's campaign to curtail the huge powers it has granted the White House since 2001 in its war against terrorism ».

• Précisons : il n’y avait pas, contrairement à ce qu’affirme le Telegraph, de “campagne” du Congrès pour retrouver ses pouvoirs d’avant 9/11. Il y avait et il y a un malaise général, suscité par l’extraordinaire incompétence de l’administration GW et aggravé notamment par Katrina et ses suites, ainsi que par une myriade d’autres polémiques et scandales. Ce malaise rend difficile un soutien constant et alimente une mauvaise humeur générale, — mais de là à prévoir qu’il éclate soudain en une polémique mettant en cause le fonctionnement de la politique du pouvoir lui-même, polémique dont personne (même pas McCain, l’auteur de l’amendement) n’a deviné l’importance et qui prend complètement à contre-pied l’administration.

• Quand le Sénat, habitué à la mesure et à la modération, et qui joue en général le rôle de missi dominici de l’administration, se prend à voter 90-9 une loi avec cet amendement, avec le leader républicain dans les 90 votants favorables à l’amendement, il s’agit d’une révolte dont la puissance coupe le souffle.

• A ces commentaires sur le point précis qui nous occupe, on ajoutera une remarque plus générale sur le climat qu’illustrent de semaine en semaine les sondages sur le pessimisme sans frein des Américains, et notamment de ceux qui forment la base de soutien de GW. C’est tout le “système Bush-Rove” qui est en train de s’effriter. Cela aussi, les parlementaires le sentent et leur révolte acquiert soudain la vertu d’être dans le sens du sentiment populaire.

De nombreuses explications rationnelles peuvent être proposées pour expliquer ce qui n’était pas rationnellement prévisible : personne n’a vu venir le coup, même pas celui qui l’a donné. Nous sommes dans une société, dans une époque, où les mots eux-mêmes, où les textes portent leurs propres pensées et leurs propres puissances et échappent à leurs auteurs dès qu’ils sont prononcés ou écrits.

Le plus souvent, les mots et les textes, qui sont pur virtualisme, c’est-à-dire mensonges purs, n’ont aucun effet ; parfois, une vérité se glisse là-dedans et, soudain, provoque un effet explosif. C’est le cas de cet amendement. D’un côté, un amendement interdisant la torture, c’est une évidence dans une époque qui se pique de tant de civilités et d’être une civilisation exemplaire ; d’un autre côté, selon les conceptions qu’a l’administration de la guerre qu’elle fait, ce texte est une trahison, rien de moins (« The administration said Congress was attempting to tie its hands in the war against terrorism »: imagine-t-on accusation plus terrible?).

Que va-t-il advenir de cet affrontement? Impossible à dire. Les parlementaires, qui n’ont pas voulu cela dans l’ampleur qu’a prise la crise, sont maintenant pris à ce jeu dont ils n’ont pas vu venir la donne. Mais qu’importe, puisque l’affrontement inattendu est là ils en suivent la logique technique. Ils s’emploient, selon les règles de l’art, à renforcer leur position. Le Telegraph écrit: « For now the amendment's fate depends on negotiations between the Senate and the lower chamber, the House of Representatives, which is more loyal to the administration. But senators said they were confident that most of the language would survive and that the issue could pose an extremely awkward dilemma for the president. »

Là encore, le commentaire est approximatif, car c’est la Chambre qui, en général, se montre plus rebelle à l’égard du pouvoir. D’ailleurs, à la Chambre, le climat est délétère et le parti républicain en plein désarroi avec la liquidation de son leader Tom DeLay, inculpé deux fois pour corruption. A Washington, on dirait que Katrina continue à balayer le champ de l’action politique.