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1211Les Allemands sont aux premières loges dans la crise Snowden/NSA. Contrairement à leurs collègues français dont l’intelligence bien connue les poussent à annoncer triomphalement que “tout le monde espionne tout le monde” (extraordinaire leitmotiv de la plupart des commentateurs hexagonaux), les commentateurs allemands semblent intéressés par une compréhension un peu plus profonde du phénomène que représente la NSA en pleine crise par rapport à la direction washingtonienne. D’une façon générale, ces mêmes commentateurs, et leurs vis-à-vis washingtoniens également, prennent très au sérieux la crise ouverte entre les USA et l’Allemagne, et entre les USA et l’Europe d’une façon plus générale. (Le texte cité ci-dessous donne cette précision, qui fait de la crise actuelle la plus grave depuis la tension proche de la rupture entre le couple France-Allemagne et les USA au début de 2003, avec le projet et la réalisation de l’invasion de l’Irak par les USA : «Heather Conley, director of the European program at the influential Center for Strategic and International Studies in Washington, says trans-Atlantic relations are facing a new test just a few years after the dispute over the Iraq War...»)
Mercredi dernier, une délégation du Parlement Européen composée uniquement de parlementaires allemands s’est rendue à Washington. Elle a été reçue avec empressement là où elle voulait être reçue et a bénéficié d’une bonne couverture presse. Ces seuls détails, comparés à l’habituelle indifférence totale de Washington pour tout ce qui n’est pas Washington et l’exceptionnalisme américaniste, en disent déjà beaucoup sur l’extraordinaire désarroi qui règne à Washington. Le Spiegel, qui est un des médias du premier rang, avec le Guardian notamment, pour la diffusion du fonds Snowden, fait un intéressant commentaire sur cette visite. Ce qui ressort effectivement d’une façon frappante, c’est ce désarroi washingtonien, cette impuissance étalée, ce découragement de ne pouvoir faire quoi que ce soit, de simplement attendre la prochaine publication du prochain document du fonds Snowden. (Der Spiegel, le 31 octobre 2013.)
»German diplomats have traveled to Washington to express anger over surveillance of Chancellor Angela Merkel's phone – but they have yet to make headway. The Obama administration seems “almost helpless” in the face of continued leaks, says one diplomat. Both groups sit together in a White House conference room for about 90 minutes. On one side are a half a dozen members of the European Parliament. Facing them is an equally-sized American delegation, including Karen Donfried, senior director for European affairs in the National Security Council (NSC) and a fluent German speaker.
»The agenda is full of issues that have become day-to-day business in trans-Atlantic relations: the scandal surrounding US monitoring of Chancellor Angela Merkel's cell phone, NSA espionage and accusations of spying. They're all uncomfortable topics that diplomats of allied nations usually prefer to keep quiet about. But shortly before the meeting's end, the Americans appear to look inward. How should we proceed, they ask contemplatively.
»“They seemed almost helpless, as if they'd become obsessed,” says Jan Philipp Albrecht, a Green Party MEP and one of the participants in the meeting. “The US government representatives honestly looked like they didn't know what to do. And they left no room for doubt that more spying revelations are to be expected.” The odd exchange is an accurate reflection of the mood in Washington.
»The White House appears uncertain of how to respond to the almost weekly barrage of embarassing spying scandals, most of them arising from the trove of secret NSA documents leaked by former agency contractor Edward Snowden. Heather Conley, director of the European program at the influential Center for Strategic and International Studies in Washington, says trans-Atlantic relations are facing a new test just a few years after the dispute over the Iraq War: “It's a bad sign when both sides break the tradition of silence and confront each other on intelligence infringements.” [...]
»It increasingly seems that the Obama administration is no longer playing the lead role in the investigation of the surveillance scandal, according to MEP Jan Philipp Albrecht. Instead, he says, “the debate about NSA surveillance is being taken up by Congress and the media.” Anecdotal evidence seems to bear this out: On their recent visit to Washington, the European Parliament delegation was overwhelmed by media interest, not something that happens every day. Albrecht says of his meeting with Congressman Sensenbrenner: “He was irate, he said that surveillance had developed in a way that he had never thought possible.”»
D’une façon générale, ce qui doit nous arrêter dans ce texte est donc bien l’image et l’intensité du climat qui règne aujourd’hui à Washington, et qui semble stupéfier les Allemands. Il s’agit d’une sorte de désarroi confinant à l’impuissance par paralysie et fatalisme de la direction US (la Maison-Blanche) devant les effets de la crise Snowden/NSA, et l’espèce d’acceptation tout aussi fataliste d’être complètement otage des révélations diluviennes venues du fonds Snowden. C’en est au point qu’on prend acte ainsi d’un tournant extraordinaire dans la succession des crises et leur imbrication : un mois après avoir suivi une tactique extrêmement agressive d’affirmation de l’exécutif contre le législatif, c’est-à-dire contre les républicains qui représentaient la fronde de l’exécutif, durant la crise du government shutdown, Obama abandonne complètement ses prérogatives dans la crise Snowden/NSA en transférant l’ensemble au Congrès qui se trouve lui-même plongé dans des affrontements sévères entre pro- et anti-NSA.
Ce même Congrès ne cesse par ailleurs de découvrir l’ampleur, non pas des fuites, mais des activités de la NSA, jusqu’à cette remarque du Représentant Sensenbrenner, rapportée par les Allemands: «He was irate, he said that surveillance had developed in a way that he had never thought possible.» Sensenbrenner étant l’un des artisans du Patriot Act à partir d’où l’état permanent de siège où se trouve le système de l’américanisme a été établi, donc se trouvant parmi les parlementaires informés des activités de sécurité nationale, y compris la NSA, on mesure exactement dans quel état de confusion l’on se trouve à cet égard. Au reste, il devient évident que l’une des causes du revirement de la sénatrice Feinstein contre la NSA sur le fait spécifique des écoutes des dirigeants étrangers vient essentiellement de la découverte à cette occasion, par la même Feinstein, qu’elle n’en était pas informée. Elle-même étant censée être la parlementaire la mieux informée des activités de la NSA, on mesure la profondeur du désordre washingtonien. (Cela n’empêche pas Feinstein de rester, sur la question de la surveillance intérieure, une ultra-dure partisane de l’établissement d’un Surveillance State aux USA .)
Pendant que les commentateurs français continuent à ricaner sur la vanité d’un accord “de bonne conduite” entre Europe et USA parce qu’un tel accord n’a aucun sens entre des organisations dont la fonction est de se mal conduire, le constat qu’on peut faire à la lumière de cette visite des Allemands demande des nuances fondamentales. Un tel accord “de bonne conduite” ne peut donner satisfaction effective, non pas parce qu’aucune des parties ne le voudrait vraiment puisqu’il s’agirait de poursuivre des activités qui impliquent “de se mal conduire”, mais parce qu’une des parties, les USA en l’occurrence, ne le peut, ne sachant elle-même en quoi consistent ces activités de ses propres services (dont la NSA). L’ensemble de cette situation est alors génératrice de développements particulièrement déstabilisants au sein du système de l’américanisme, l’impuissance et l’ignorance des activités de la NSA se doublant d’un désordre des concurrences diverses des forces politiques puisque la Maison-Blanche a abandonné toute ambition de conduire cette affaire. D’où ces remarques extraites du même article :
«But the meeting produced no announcement of any concrete agreements. The German embassy said the meeting was merely a “working discussion,” and that neither side would publicly discuss the results. Caitlin Hayden, spokeswoman for the NSC, said the meetings were part of an agreement between Obama and Merkel to “intensify further the cooperation between US and German intelligence services.” She had nothing to announce after the Wednesday evening meeting, but said the dialogue would continue over the coming days and weeks.
»Elmar Brok, chairman of the European Parliament's foreign affairs committee, was part of the European delegation that visited Washington shortly before the German group. Brok later talked of a “power struggle” going on in the United States between civil rights advocates and defenders of the intelligence services. It remains to be seen if the current situation indeed amounts to a power struggle. What is clear is that the stakeholders involved – the NSA, the White House and individual members of Congress – are all following their own strategies, inevitably leading to tension in Washington.»
Tout cela conduit à observer que la crise Snowden/NSA est, à son pur niveau politique des relations transatlantiques, également très grave. Le cas allemand est particulièrement éclairant : quelle que soit la situation morale et politique de ces directions corrompues et asservies les unes aux autres, il apparaît que l’épisode a réellement soulevé une vague de fond hostile aux USA en Allemagne. On notera un article bien documenté de WSWS.org, le 29 octobre 2013, sur le climat médiatique en Allemagne à cet égard. Pour une fois et à la différence de ses articles habituels, WSWS.org ne minimise nullement ce climat en rappelant la complicité objective des “puissances capitalistes”, mais laisse l’esprit aller à la conclusion que le climat anti-US en Allemagne, dans les médias et le monde politique, pour une fois en accord avec l’opinion publique, est extrêmement sérieux. On illustrera ce constat en mettant en évidence le sérieux des observations critiques allemandes, avec cette citation :
«Commenting on the Der Spiegel report, columnist Jakob Augstein wrote: “The bitter truth is that digital omnipotence has turned the heads of the Americans. Is the country in its current condition even capable of maintaining an alliance?” Augstein went on to say that the United States “regards its right to security to be absolute and all-embracing—and has thereby become somewhat self-destructive.” There was no conceivable benefit that could outweigh the damage already done by the recently exposed espionage, he concluded.»
Certaines voix allemandes divergent. A part les habituelles courroies de transmission type-Josef Joffe, on notera celle de l’ancien chancelier Schmidt, — mais que certains pourraient, après tout, prendre si ce n’était son grand âge pour une courroie de transmission, lui aussi ... McClatchy rapporte (le 2 novembre 2013 quelques réflexions de Schmidt, qui se rapprochent assez de celles qu’on entend en France, aussi bien que chez les défenseurs de la NSA aux USA, selon les lignes classiques du slogan n°2 (le premier étant “Tout le monde espionne tout le monde”), savoir “Tous ces dirigeants politiques savent bien qu’ils sont écoutés”. Le discours est purement d’un fatalisme cynique, extrêmement significatif.
«“During my decades in politics, I always assumed my conversations were monitored,” [Schmidt] noted. “This went to the point that those I spoke with would first welcome others who might be listening in before getting to the topic.” He said that to think otherwise today is naive. And so, he calls for a more relaxed reaction to information of the Chancellor’s phone being bugged.
»He writes that he ignored secret service reports because they “were partly based on bugging telephones and sometimes on circumstantial evidence and often biased by political stances. Apart from that all over the world people know that the secret service do things that are illegal.”
»Still, while secret services are not to be trusted, he writes that the much discussed topic today of political control of spy services is little more than myth. It can’t be done, and hasn't been done. As such, he called the present rage “artificial.” “The radio station on the roof of the US embassy is everyone’s talk today, but I call these antenna a fact of life,” he wrote. “The American ambassador probably doesn't know what the NSA people holding diplomatic passports are doing in his building.” And, he concludes: “My indignation is limited. I never perceived the Americans as more noble than others in the field of espionage.”»
Discours “purement d’un fatalisme cynique, extrêmement significatif”, – c’est-à-dire significatif d’un tout autre temps. Nous voulons parler du temps de la Guerre froide, qui est celui de Schmidt, où l’Allemagne était totalement soumise aux USA pour sa sécurité, comme de Gaulle put s’en apercevoir entre ses illusions de la première mouture du Traité de l’Elysée et ces mêmes illusions prestement perdues des amendements qui y furent aussitôt rajoutés par le Bundestag, après le départ d’Adenauer. A cette époque, la question de la sécurité dominait tout, – la vraie question de la sécurité, qui se comptabilisait pour une République Fédérale terrifiée en nombre de divisions du Groupes des Forces Soviétiques en Allemagne (de l’Est) sur sa frontière, et des capacités nucléaires de l’URSS. A cette époque, la soumission allemande aux USA était payée comptant, selon la vision “fataliste cynique“ allemande, par la présence de la VIIème Armée US et de USAFE (United States Air Force in Europe) en Allemagne ; le “fatalisme cynique” ainsi illustré était une façon de présenter élégamment ce rapport d’asservissement jugé nécessaire.
Aujourd’hui, plus rien de tout cela n’existe, et le “fatalisme cynique” à-la-Schmidt n’est plus de mise. Nous sommes dans une époque de très haut conformisme où l’aspect formel domine la substance, où le système de la communication domine tout le reste. Au contraire, l’époque est celle du reclassement des classiques subordinations à l’intérieur de l’ensemble occidental du temps de la Guerre froide en un bloc BAO (voir le 30 octobre 2013), où l’égalité des préséances est de mise, surtout avec cette Allemagne qui cultive l’impression de régenter une Europe avec d’autant plus d’aisance que l’effacement français l’arrange parfaitement. On y ajoutera aussitôt un autre effacement, se type sismique, qui est celui des USA qui ne semblent plus produire que des crises successives (voir le 14 octobre 2013), dont les prétentions hégémoniques ne sont plus qu’un souvenir, dont les pressions d’influence sont à la dérive. Un signe qu'elle est diablement sérieuse et qu’avec la NSA, l'Allemagne means business, on le trouve dans l’extrême considération où l’on tient désormais Snowden dans ce pays, non seulement en sollicitant son témoignage, mais plus encore, avec un mouvement qui s’amplifie pour lui offrir le droit d’asile (voir le Guardian du 3 novembre 2013, détaillant une liste de 50 personnalités allemandes signant dans le Spiegel un appel dans ce sens). Washington considère avec panique cette perspective, qui impliquerait de sa part une nécessité de durcissement, voire de colère outragée, dont il ne semble plus guère avoir la force.
Dans le même article du Guardian, il est signalé qu’on est proche de l’accord de “non-espionnage” entre Berlin et Washington mentionné plus haut, que Merkel voudrait voir réalisé pour mettre fin à la crise. Toujours cette même question, cette fois spécifiquement pour les Allemands avec ce qu’ils ont vu de l’état de Washington, de savoir avec qui se fera cet accord : avec l’équipe de la Maison-Blanche dont on a vu l’état pitoyable, alors qu’il est apparaît que la chaîne de commandement entre le président et la NSA, tous deux préoccupés par leur querelle, est proche d’être totalement rompue. Nous sommes dans des temps où les chancelières proposent, et où les événements (et éventuellement les fuites du fonds Snowden) disposent.
Mis en ligne le 4 novembre 2013 à 04H58
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