«Where are the carriers ? »

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«Where are the carriers ? »

5 mai 2010 — Il y a deux jours, le 3 mai, le secrétaire à la défense Robert Gates a asséné un maître coup de pied vachard aux illusions de la puissance américaniste. L’essentiel du propos, dans son discours devant la Navy League regroupant tout ce que la Navy compte d’anciens amiraux, officiers supérieurs, de chefs en fonction, d’experts, etc., est la mise en cause de tout ce qui fait la puissance navale des USA. La principale cible, la plus spectaculaire, c’est le porte-avions, ce maître des mers du monde depuis l’attaque de Pearl-Harbor du 7 décembre 1941, – étrange cadeau du génial marin que fut l’amiral Yamamoto à la puissante U.S. Navy en route pour l’affirmation de son hégémonie mondiale. C’est à bord du USS Missouri, ce superbe cuirassé à la silhouette esthétique sans égale mais aussi “roi des mers” détrôné et remplacé par le porte-avions à Pearl Harbor, que le Japon signa au début de septembre 1945 son acte de capitulation, alors que des dizaines et des dizaines de porte-avions des amiraux Nimitz, Halsey & compagnie s'alignaient majestueusement dans la baie de Tokyo, en une immense ligne de bataille symbolique. U.S. Navy rules the waves.

Tout cela? A la ferraille! Rien n’est fait, mais gardons-nous bien de passer outre ce point fondamental, que nous développerons plus bas. Il s’agit bel et bien d’un coup de plus porté à la politique de l’idéal de puissance, et quel coup!… Maintenant quelques extraits de presse, ici et là.

• Dans Defense News du 3 mai 2010… «Pentagon and naval officials must decide whether to keep buying multibillion-dollar warships, since the Navy's shipbuilding budget is unlikely to grow amid economic uncertainty and two wars, U.S. Defense Secretary Robert Gates said May 3. Gates raised eyebrows at a Navy League-sponsored conference in National Harbor, Md., by questioning, among other things, whether the United States will need 11 carrier strike groups when no other nation has more than one.»

• Dans Danger Room, du 3 mai 2010, de Nathan Hodge… «Secretary of Defense Robert Gates has already taken aim at the Air Force’s favorite project, the F-22 Raptor Stealth fighter, and he schwacked the Army’s beloved Future Combat Systems. Now he’s letting the Navy know that their sacred cow — the carrier strike group — is next. (If I was a sailor, I’d call it a rhetorical warning shot across the bow.) […]

»“The virtual monopoly the U.S. has enjoyed with precision guided weapons is eroding – especially with long-range, accurate anti-ship cruise and ballistic missiles that can potentially strike from over the horizon,” he said.

»That point should be familiar to Danger Room readers: As we’ve noted here before, China has been testing anti-ship ballistic missiles designed specifically to target aircraft carriers. And as ships rise in price — like the next-generation, Ford-class carrier under construction here — cost itself becomes a vulnerability. A Ford-class carrier with a full complement of aircraft, Gates noted, “would represent potentially $15 to $20 billion worth of hardware at risk.”»

• Mike Burleson, sur le site NewWars, le même 3 mai 2010… «At the very least, Secretary of Defense Robert Gates “raised eyebrows” today, according to Defense News reporter John T. Bennett at the Navy League Sea-Air-Space Exposition, by attacking numerous sacred cows such as aircraft carriers and the Marine Corps amphibious plans.»

Etc., etc., serions-nous tentés d’écrire… Dans les années 1970, il y avait une phrase fameuse de Henry Kissinger, qui était devenue un symbole de la puissance US : «Where are the carriers ?» Lorsqu’une crise éclatait quelque part, que les USA fussent ou non impliqués, et symboliquement pour notre propos quand ils ne l’étaient pas, Kissinger demandait où était le porte-avions US le plus proche, pour ordonner son déploiement d’urgence vers la zone de crise, pour signifier par cette présence du “roi des mers”, la présence globale de la puissance US, et que partout où il se passait quelque chose, les USA montraient leur puissance, et que sans elle, la puissance US, rien ne pouvait se passer de sérieux dans le monde. Ces temps-là ne sont plus.

Evidemment, le discours de Gates est révolutionnaire. Qu'on imagine: toucher au principe de la nécessité des porte-avions, qui sont la marque même, le pilier de la puissance US, du contrôle des mers, l’accomplissement même des théories de l’amiral Mahan et des théoriciens de la géopolitique. Le problème est que nous ne sommes plus dans l’ère de la géopolitique, à notre sens, mais dans l’ère de la psychopolitique. Il faudra nous prouver aujourd’hui que le contrôle des mers fondée sur onze groupes de porte-avions d’attaque regroupés autour d’un énorme truc de 100.000 tonnes qui coûte entre $15 et $20 milliards a une utilité quelconque, sinon dans les rapports interminables des experts qui nous annoncent le chaos des grandes guerres pour les ressources, donc passant par les empoignades pour le contrôle des voies de communication navale. (Ils ignorent, ces braves experts, que le chaos, nous y sommes en plein, et que l’un des signes principaux de ce chaos, c’est moins de contrôler une voie de communication que de devoir aligner $15 à $20 milliards pour s’offrir le porte-avions USS Gerald Ford.) (Addendum: comment la Navy a-t-elle pu baptiser son plus récent porte-avions du nom de ce président de si courte durée qui fut la médiocrité même, pas méchant mais si complètement nul? Signe des temps, où la Navy préfère plaire à ses dispensateurs de budget qu'aux véritables héros, – il y en a, – de la puissance perdue du système de l'américanisme.)

Depuis dix ans, chaque engagement, chaque “guerre”, chaque projet hégémonique, chaque déclaration emphatique de Washington et du complexe militaro-industriel s’abîme dans une infâme bouillie pour les chats. Les guerres “gagnées” sont des catastrophes hâtivement camouflées, à coups de millions de dollars, en victoires-Potemkine par le maître des maquilleurs du Pentagone, le général Petraeus, – le général qui achète ses ennemis plus vite que son ombre. D’ailleurs, en Afghanistan, même cette “tactique” type-Wall Street ne fonctionne plus, à l’image des junk bunds qui foutent le système financier en l’air. La puissance militaire US, cette énorme masse pesante, hurlante et fumante de centaines et de centaines de $milliards a définitivement passé son pic de compétence. Elle dégringole, de plus en plus lourde, de plus en plus chère, de plus en plus impuissante.

…Par conséquent, dira-t-on, bravo Robert Gates. D’ailleurs, son discours n’est pas nouveau. Cela fait maintenant trois ans que Gates annonce que les guerres d’hier ne seront pas les guerres de demain et que les guerres d’aujourd’hui n’iront qu’en empirant, notamment pour ce qui est de leur rapport avec la complète inadéquation des forces US dans ces conflits. Le problème est que, lorsqu’il prend une “mesure” prétendument musclée, comme la liquidation du F-22 Raptor, il la remplace par une autre, encore plus catastrophique, qui est de mettre toute la mise sur le catastrophique JSF. Gates est-il coupable? En partie oui, mais, comme d’habitude, pas complètement. Le vrai coupable, c’est le monstre, le Pentagone, Moby Dick soi-même.

C’est-à-dire, – traduisons… Le formidable discours de Robert Gates annonçant qu’il faut songer à ne plus centrer la stratégie navale sur le contrôle des mers par la puissance des porte-avions, les rois des mers, est un discours et rien d’autre. Nous sommes loin, vraiment très loin de la coupe aux lèvres. Le Pentagone va se mettre à bourdonner de projets divers pour remplacer ces porte-avions horriblement coûteux dont plus personne ne veut et les projets “bon marché”, qui termineront à un niveau éventuellement plus élevé que les $15-$20 milliards du USS Gerald Ford, vont se mettre à fleurir. Les amiraux (il y en a beaucoup, beaucoup plus que tous les porte-avions que l’U.S. Navy a eu en service depuis que le porte-avions existe) vont se mettre en ordre de bataille bureaucratique. Le Congrès lui-même va entrer dans la danse. Les experts vont pondre des papiers interminables que personne ne lira. Les candidats pour les élections de novembre 2010 vont parler de la puissance déclinante des USA que ce secrétaire à la défense-là est en train de brader. Barack Obama va être accusé d’être un taliban déguisé en président des USA. N’oubliez pas: “The system is broken”. Alors, il jacasse, il jacasse, comme une vieille poule mouillée.

Certes, le texte de Gates est beaucoup plus complexe, beaucoup plus nuancé que l’approche que nous choisissons pour en faire la critique. Cette approche est simple, – nous ne parlons que des porte-avions, pas du reste, que Gates met aussi en question, – parce que nous voulons aller à l’essentiel, qui est la mise en cause de l’appareil de la politique de l’idéal de puissance que poursuivent les USA depuis 1941-1945. Cette crise-là vaut toutes les considérations du monde des stratèges navals. C’est la crise du système du technologisme, encombrée de la crise du système de la communication qui a permis le passage à l’ère psychopolitique et l’enfantement de la guerre de quatrième génération (G4G), cette forme extraordinairement ambiguë de guerre qui trouve toute sa force dans la non-guerre et qui se bat sur le terrain de la perception de la légitimité et des valeurs structurantes contre le système de la déstructuration de l’idéal de puissance.

Une psychologie de vaincu

C’est en effet la crise de l’“idéal de puissance” qui est mise en évidence, une fois de plus, au travers de cette mise en cause des porte-avions et du reste par Robert Gates. On observera que les raisons essentielles qu’avance Gates pour appuyer sa critique sont de deux ordres.

• La guerre asymétrique, avec la panique qui continue a se diffuser que tel ou tel adversaire loqueteux, telle ou telle vedette en maraude des Gardiens de la Révolution iraniens puisse allumer un porte-avions de l’U.S. Navy à $15-$20 milliards pièce. Ce qui importe n’est pas l’efficacité du système (la vedette en maraude), qui relève pour l’instant du fantasme, comme tout ce qui concerne les hypothèses innombrables générées par l’étrange peur de l’impuissance de sa puissance qui affecte notre géant paralysé. Ce qui importe, c’est la perception de l’efficacité éventuelle du susdit système, qui fait naître l’autre phantasme du USS Gerald Ford envoyé par le fond après un coup au but d’un missile de 500 kilos génialement bricolé par les Gardiens de la Révolution. La guerre asymétrique, c’est d’abord la guerre de la parole, des écrits, des hypothèses, des fantasmes, la guerre du système de la communication, et nul besoin d’un réel coup au but pour semer la panique à bord (à bord du Pentagone, s’entend).

• Car l’on en revient à l’essentiel… «A Ford-class carrier with a full complement of aircraft would represent potentially $15 to $20 billion worth of hardware at risk.» Le géant est paralysé… Que voulez-vous qu’il fasse? Est-il concevable de “risquer” un truc pareil (“$15 to $20 billion worth of hardware”) contre on ne sait quelle piqûre de moustique, – islamiste et iranien de surcroît, le moustique? Le géant est paralysé par la pluie de centaine de $milliards dont on l’arrose copieusement chaque année. Le phénomène était déjà perceptible jusqu’à un absurde semblable avec le B-2 qui coûtait son pesant de cacahuètes (coût unitaire : $2,4 milliards pour être poli, pas loin des $6 milliards si on a l’œil exercé); le B-2 censé être “invisible au radar”, qu’on craignait tant de voir touché en l’air à ce prix qu’on le faisait accompagner, lors de la campagne du Kosovo en 1999, d’une nuée d’avions de protection. (Les Français, qui étaient les seuls à ne pas dépendre des Américains pour les matières de contrôle et d’identification, ne manquaient pas de vous informer que chaque sortie d’un B-2 “invisible au radar” sur le Kosovo était l’occasion d’une saturation de leurs propres radars de signaux électroniques tant était grande l’importance de la flotte de protection, – jamais avion “invisible au radar” ne fut ainsi plus visible sur un écran-radar…)

Ainsi arrive-t-on au cul de sac de la politique de l’idéal de puissance, là où le système du technologisme nous conduit dans une impasse pavée de centaine de $milliards, au moment où l’Amérique agonise sous le poids de ses dettes, de ses immigrants illégaux, de ses bailout d’un Wall Street mégalo, de ses méga marées noires et ainsi de suite. L’absurdité même de cette course à la puissance, au point où elle est arrivée, se trouve dans le fait que cette course ne cesse d’exiger toujours plus d’elle-même, sans qu’il faille un adversaire pour cela, et même, mieux encore, ou pire c’est selon, parce qu’il n’y a plus d’adversaire pour la justifier elle-même. Ainsi a-t-elle atteint et dépassé en fanfare le pic de sa compétence théorique (rien n’a jamais prouvé la “compétence” concrète de cette puissance au zénith, – cf. le Vietnam) pour dégringoler la pente de l’incompétence. Les mesures qui sont aujourd’hui préconisées, notamment pour le sujet qui nous importe de cette mise en cause du fondement de la puissance navale US, montrent assez que les dirigeants politiques ont parfaitement réalisé ce changement de pente. Les mesures qu’ils préconisent ont peut-être un sens budgétaire, ou bien un sens stratégique, ou bien un sens opérationnel, mais elles nous signifient d’abord la démission des gestionnaires de cette puissance à cause de l’effondrement de leur force psychologique soutenant leur foi intellectuelle dans cette puissance.

Objectivement considérée, c’est-à-dire en admettant la validité de la politique de l’idéal de la puissance, cette mise en cause des porte-avions, qui est sans aucun doute le “roi des mers” symbolique de nos temps technologiques qui s’accordent si bien avec la vision géopolitique que les croyants du même idéal de puissance continuent à entretenir, est une déroute totale de la direction politique. Toujours “objectivement considérée”, c’est une folie qui signifie un acte essentiel d’abdication de la “volonté de puissance” des USA (expression nietzschéenne, mais revue par l’américanisme, donc totalement subvertie). Les porte-avions sont les “rois des mers”, c’est-à-dire qu’ils signifient au reste du monde la puissance hégémonique des USA. Leur mise en cause, – ne parlons pas de leur disparition, nous sommes dans l’ordre du symbolique, – est une abdication psychologique complète. Le système du technologisme reste toujours un producteur insensé de puissance mais la vanité de cette puissance (ce que nous désignons comme “l’impuissance de la puissance”) exerce chaque jour davantage une mortelle pression sur la psychologie de ceux qui croient la contrôler, – mais de moins en moins assurée, cette croyance, – alors qu’ils en sont les esclaves indubitables.

La psychologie de l’américanisme est aujourd’hui une psychologie de vaincu, qui découle de cette perception de “l’impuissance de la puissance”, entraînant l’effondrement de la perception de la légitimité de la puissance US. Robert Gates nous a, une fois de plus, signifié ce phénomène.