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7 décembre 2005 — Grand événement mardi en Allemagne, en deux volets: la reconnaissance publique que les USA peuvent faire des erreurs par la secrétaire d’État des USA, et cet aveu obtenu sous la pression de la nouvelle chancelière allemande. Étrange raccourci de l’époque virtualiste : Washington recule sous la pression de celle qui devait présider au réalignement de l’Allemagne sur les USA.
Récapitulons :
• A la fin du printemps dernier, la chrétienne-démocrate Angela Merkel est à la tête d’une victoire écrasante sur Schröder (les sondages étant ce qu’ils sont et notre souci de la réalité ce qu’il est, c’était comme si c’était déjà fait). Elle va réformer l’Allemagne et le continent dans un sens ultra-libéral, elle va réaligner Berlin sur Washington dans un formidable retour des atlantistes libéraux. Ainsi va l’analyse officielle de tous les milieux de l’establishment médiatico-virtualiste euro-atlantiste. N’oublions pas que les Français y ont une grande part, Sarkozy oblige: tous les journalistes français qui se respectent, c’est-à-dire qui prétendent se faire pardonner par leurs compères de l’establishment américaniste hors-USA la honte du 29 mai, voient en Merkel l’annonciatrice de Sarkozy pour un retour en fanfare de la “old Europe” dans le giron américaniste. Petit rappel sous la plume de notre ami William Pfaff, rappelant le 23 septembre la visite de Merkel à Paris en juillet et une conférence de presse commune Merkel-Sarkozy :
« The allure of the shared press conference was that European, and especially British and American, press and politicians were fascinated by the notion that Merkel and Sarkozy would both win their elections and join Prime Minister Tony Blair of Britain in a new European triumvirate of free-market economies and pro-American governments.
» The two were “the new face of Europe,” Berlin's Die Tageszeitung wrote at the time. “Since the fiasco of the referendums on the European constitution, there has been a total reversal ... of the old Chirac-Schröder European policy.” The rising fortunes of Germany's Christian Democrat-Christian Social alliance announced the impending end of the “Paris-Berlin-Moscow axis,“ and the return of Berlin to the Atlanticist fold. »
• Élections du 18 septembre: l’avance de Merkel a fondu jusqu’à une quasi-égalité avec le SPD de Schröder. Douche froide. Froncement de sourcils des commentateurs de la presse officielle. L’Allemagne résisterait-elle au retour atlantiste? L’Allemagne du 18 septembre jouerait-elle un remake de la France du 29 mai?
• Après d’interminables négociations, un gouvernement de “grande coalition” est formé où le SPD se taille la part du lion contre la chancellerie qui est donnée à Merkel. Le 23 novembre, Merkel est chancelière. Les commentaires reviennent, sous une forme plus torturée et moins enthousiaste tout de même, à la phraséologie du printemps: si Merkel arrive à s’emparer de la diplomatie allemande, le réalignement sur Washington se fera, même s’il se fait moins spectaculairement.
• Le 5 décembre, Rice entame sa tournée européenne pour remettre les Européens au pas dans l’affaire des activités de la CIA en Europe. Position très dure des Américains : nous ne regrettons rien du tout et c’est même aux Européens de nous remercier parce que nous les protégeons. Climat détestable en Europe: un déchaînement anti-américain auquel s’ajoutent de violentes mises en cause de certains gouvernements européens qui auraient collaboré avec la CIA, ou qui auraient laissé faire en sachant ce qui se passait.
• Rencontre Rice-Merkel hier. Rice a choisi cette visite comme entame de sa tournée pour deux raisons : établir le contact avec Merkel et mettre au point ce réalignement de Berlin ; obtenir le soutien de la chancelière allemande dans cette vilaine affaire CIA-Europe.
• Douche froide (suite), et même glacée. Lisez le Times de Londres qui n’en revient pas (mais qui prend garde tout de même de n’en pas faire sa manchette):
« Condoleeza Rice conceded that Washington might have made mistakes in its global pursuit of terrorist suspects as she faced unexpected pressure from the new German Chancellor yesterday. The startling admission by US Secretary of State, made in Berlin after talks with Angela Merkel, the Chancellor, was designed to take some of the edge off European criticism of America’s “rendition flights”.
» However, Dr Rice insisted that the US was not moving prisoners around the Continent to torture them. “The US does not condone torture,” she told reporters gathered in the Berlin Chancellery. “We do, however, have an obligation to defend our people and to use every lawful means to combat terrorism.”
» Dr Rice found herself under surprisingly heavy pressure from Frau Merkel, who insisted during their 45-minute talk on some clarification of the five-month detention of Khaled al-Masri, a German citizen of Lebanese origin. Mr al-Masri yesterday sued the former head of the CIA and other spy agency officials for wrongful imprisonment in the first legal challenge to rendition.
(...)
» Frau Merkel said: “I’m pleased that we spoke about this individual case which is accepted by the US as a mistake. And I’m so very pleased that [Dr Rice] has restated that if mistakes are made, they must be immediately rectified.” She is due to visit President Bush in January.
» Dr Rice seemed taken aback by the forthright tone of the new Chancellor, who emphasised that German foreign policy should have a moral basis. More than 400 secret CIA flights were logged in German airspace in 2002-03, according to some reports, and the German press now regularly talks of “torture flights”. »
Rice semblait “taken aback” par le ton de Merkel, par l’accueil, par les fortes pressions de la chancelière, etc., — et nous aussi, avouons-le. Jamais nous n’aurions imaginé pareil retournement… Dans tous les cas, pas si vite.
Jamais un Schröder, encore moins un Joska Fisher, l’écolo tourné pro-US et tremblant de peur devant les Américains, n’auraient pu envisager de sermonner de la sorte la secrétaire d’État. Jamais l’Allemagne de Schröder, “ennemi n°2” (après Paris) de GW Bush en Europe, n’aurait pu envisager une telle attitude vis-à-vis des Américains. (Que l’on compare la prudence sibylline du ministre allemand des affaires étrangères, un social-démocrate du parti prétendument anti-US, lors de sa visite à Washington à la fin de la semaine, lorsqu’il annonçait benoîtement attendre « avec patience les explications des Américains » sur les questions CIA-Europe.)
Certaines des promesses de Merkel sont encore plus surprenantes dans leurs implications. Affirmer dans les circonstances de cette rencontre avec Rice que la politique extérieure allemande « should have a moral basis », c’est parler comme un Oskar Lafontaine qui condamnerait Schröder pour sa fausse résistance aux pressions US, et son alignement en réalité lorsqu’il s’agit de suivre les prescriptions clandestines de la CIA et le reste (le reste, ordonné par l’américanisme, s’entend).
Que s’est-il passé? Sommes-nous devant un phénomène du type “la fonction crée l’organe”? Peut-être, en partie. Puisque nous sommes réduits aux hypothèses, voici celles que nous proposons.
• Mal élue alors qu’on attendait un triomphe, nommée chancelière par raccroc alors qu’elle devait l’être comme un César (ou une Cléopâtre), Merkel a un énorme problème d’autorité et de légitimité. Elle commence à le traiter en s’affirmant vis-à-vis des USA parce que l’opportunité se présente. Par ailleurs, effectivement, les USA sont la seule puissance qui vous donne a contrario légitimité et autorité par la résistance que vous lui opposez. Que ce soit Merkel qui ait appliqué ce principe d’évidence est stupéfiant. Les circonstances y poussaient mais qu’elle en ait profité est également un fait extraordinaire.
• Pour renforcer sa position (toujours), Merkel cherche à diminuer l’audience et le “prestige” du gouvernement précédent, d’autant que le retour de Schröder lors des élections est la cause principale de cet affaiblissement. Elle met donc en cause implicitement ce gouvernement pour … sa collaboration secrète avec la CIA! Voilà Merkel accusant Schröder d’alignement dissimulé sur les USA. “With friends like this…”
• Complétons l’hypothèse par une dimension psychologique. Cette volonté de s’affirmer pour sauver sa position peut s’être combinée, chez Merkel, à la sensation d’une certaine impunité face aux Américains, à qui elle n’a rien à prouver en fait de “loyauté” atlantiste puisque celle-ci est partout proclamée en son nom ; voire, dans un sens contraire mais se combinant à la réaction précédente, à un certain agacement de tenir son alignement pour acquis, une dérogation à ce principe qu’on lui impose pouvant effectivement contribuer, là aussi, à une affirmation de son autorité.
Quant aux Américains, ils sont complètement pris de court et cela conduit à une piteuse retraite qui va encore accentuer la résistance contre eux en Europe. Nous aussi, nous sommes pris de court… Devant :
• la faiblesse fondamentale de l’américanisme aujourd’hui, qui se débande à la première résistance, qui va même jusqu’à faire évacuer les camps de la CIA installés en Europe de l’Est, pour compléter les aveux généraux du Dr. Condoleeza Rice devant Frau Merkel. Tout cela démontre cette faiblesse américaniste, qui s’explique essentiellement par l’éclatement du pouvoir, l’absence de coordination, voire d’informations entre les différents centres de ce pouvoir.
• La démonstration faite par le comportement de Merkel que la résistance aux USA est aujourd’hui la seule façon d’assurer l’autorité et la légitimité dans un État extérieur. Que les raisons soient non directement anti-US ne nous intéresse pas ici. Seul compte le résultat, qui peut d’ailleurs aller loin. Il ne faut jamais oublier que la politique anti-américaine de Schröder est, au départ, un arrangement d’opportunisme électoral transformé en apparence de politique par l’interprétation virtualiste US et la hargne du néo-conservateur Richard Perle, qui colporta partout sa haine de Schröder ; chemin faisant et virtualisme pressant, cela est devenu une politique pour Schröder. Le même phénomène peut survenir dans le cas Merkel. On verra.
Certes, avec des amis comme elle, Washington n’aurait pas besoin d’ennemis. Mais la première vraie morale de l’histoire est qu’il n’y a personne de meilleur pour fabriquer des ennemis du Washington américaniste, que Washington lui-même. Il ne faut donc pas désespérer et s’attendre à d’autres surprises du genre de celle que nous a réservé Merkel.