Wokenisme-turbo de la CIA

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Wokenisme-turbo de la CIA

Est-ce une pente catastrophique ? • La CIA est à la fois le bras armé et secret, l’analyste avisé et la spécialiste des “dirty tricks”, et enfin le symbole de la puissance omniprésente de l’Empire, si Empire il y a. • L’histoire de l’Agence à ses débuts, avant qu’elle ne sombre dans des pratiques désastreuses, montre qu’il s’agissait d’une pure création des grandes dynasties, quasiment de l’aristocratie américaine, avec un rôle si particulier au début de la Guerre froide où elle prétendit être une défenderesse de la civilisation et de la culture occidentale. • La CIA était le fleuron de l’esprit des WASP (Blancs Anglo-Saxons Protestants), comme communauté fondatrice des USA. • Que reste-t-il de cette CIA-WASP ? • Il apparaît que l’Agence se “wokenise” à une vitesse stupéfiante, suivant en cela la fantastique révolution bureaucratique qui déchire  le système de l’américanisme. • Drôle de drame : la CIA va-t-elle être transformée en une vitrine de la diversité, et les renseignements seront-ils traités selon cette référence ? • La dégénérescence de la CIA mesure celle des fondements des USA.

6 mai 2021 – Attila passé au BLM et déguisé en transgenre, la peau nettement tannée et foncée par les grands vents tempétueux de la diversité, ne dirait-il pas : “Là où passe le wokenisme, l’herbe de l’américanisme originel et fondateur ne repousse pas” ? Les domaines touchés par la vague du wokenisme ne cessent de s’élargir, de s’ajouter les uns aux autres.

On savait déjà l’armée et le Pentagone gravement touchés, et d’autres domaines de la sécurité nationale également invertis. Cette fois, il s’agit du plus prestigieux d’entre tous, le symbole même de la puissance de l’américanisme, avec ses côtés brillants et triomphants, et ses côtés infiniment sombres : la Central intelligence Agency (CIA). C’est une vidéo publicitaire pour le recrutement d’officiers au sein de l ‘Agence qui a mis le feu aux poudres, et fait réaliser que la CIA est elle aussi touchée par le phénomène, pénétrée par lui, non pas subrepticement mais au grand jour, et de la volonté même de ses chefs et, en général, de la bureaucratie et de l’administration qui, moins que la diriger, sert d’instrument d’orientation de cette tendance qui se répand avec une foudroyante rapidité.

On emprunte ici, – une fois n’est plus guère coutume, – le texte assez neutre et purement factuel que le Guardian consacre (le 4 mai) à la chose.
 

« Au cours de leur longue et riche histoire, les services de renseignement américains ont fait l’objet de nombreuses critiques, notamment pour avoir orchestré des coups d'État, des trafics de drogue et des actes de torture. Mais désormais, un peu plus de 100 jours après le début de l'administration Biden, ils doivent faire face à une nouvelle accusation que personne n’aurait imaginée : la CIA est-elle vraiment trop “wokeniste” ?
» Une campagne sur les médias sociaux, ‘Humans of CIA’, visant à promouvoir la diversité au sein de l’Agence, a réuni les critiques de droite et de gauche dans un moment de dérision partagée, bien que pour des raisons différentes.
» Le point central du tumulte est une video  d’une officier [officière ?] de renseignement latino, qui déclare : “Je suis une “millenium” cisgenre, qui a été diagnostiquée comme souffrant d’un trouble d’anxiété généralisé.
» “Je suis intersectionnelle, mais mon existence ne consiste pas à cocher toutes les cases”, dit-elle dans la voix off d’un film la montrant marchant avec assurance dans le siège de la CIA à Langley avec un T-shirt arborant le motif [révolutionnaire] du poing serré.
» “J’ai l’habitude de lutter contre le syndrome de l’imposture, et à 36 ans, je continue à refuser les idées patriarcales erronées sur ce qu’une femme peut ou doit être”.
» L’emploi et l’argument des concepts wokenistes pour présenter une vidéo de recrutement de l’Agence a provoqué une réaction volcanique sur Fox News. L'un des invités, Bryan Dean Wright, ancien officier des opérations de la CIA devenu stratège politique, l’a qualifiée d’“ordure propagandiste” et de point culminant de ce qu’il juge être une prise de pouvoir progressiste-sociétale.
» “Que se passe-t-il lorsque vous engagez un groupe de personnes qui se définissent essentiellement comme des wokenistes et que vous les envoyez dans un monde qui n’est pas wokeniste du tout ?” interroge-t-il. “Un analyste qui est un wokeniste va-t-il apporter des nuances stratégiques et opérationnelles objectives à son analyse ? ... Bien sûr que non, ce sont des militants désormais, et c’est leur principal argument”.
» Le sénateur républicain Ted Cruz a fait chorus, en tweetant : “Si vous êtes un communiste chinois, ou un mollah iranien, ou Kim Jong Un ... cela vous effraierait-il ?”
» “Nous avons parcouru un long chemin depuis Jason Bourne”, a-t-il ajouté, avant qu’on ne lui rappelle rapidement dans les réponses Twitter que Bourne est un amnésique entièrement fictif effectuant des assassinats crapuleux, et que Donald Trump, que Cruz avait résolument soutenu, avait ouvertement déclaré son amour pour Kim Jong-un.
» A gauche, les critiques ont accusé l’Agence de s’approprier le langage wokeniste pour passer sous silence une histoire peu recommandable.
» “La tâche des services de renseignement américains et britanniques, et, en fait, des autres centres de pouvoir de l’establishment, est de transformer le loup wokeniste qui est libre en un chien wokeniste domestiqué. Je parie qu'ils y parviendront”, a écrit l’auteur et analyste politique David Rieff.
» Un porte-parole de la CIA a déclaré que la campagne était en cours depuis un certain temps.
» “En 2019, nous avons commencé notre série continue sur les médias sociaux, “Humans of CIA”, pour que de vrais agents partagent leurs expériences de première main”, a déclaré le porte-parole.
» Certains espions vétérans ont pris la défense de la CIA, saluant les efforts de l’agence en matière de diversité (d’autres vidéos portaient sur un bibliothécaire gay de la CIA et un réceptionniste aveugle), et affirmant que cela la rendrait plus efficace.
» “La diversité est un avantage opérationnel. C’est aussi simple que cela. Je souhaite qu’il y ait des analystes chargés de dossiers qui ressemblent à l'ONU”, a déclaré Marc Polymeropoulos, un ancien officier supérieur, sur Twitter. “[L’] Agence doit pousser les efforts de diversité pour gagner, pas pour se “wokeniser”. J’applaudis leurs efforts, mais je note aussi qu’ils ont encore du chemin à parcourir.” »
 

Avant d’envisager les effets très profonds de ce qui semble une “wokenisation” irréversible de l’Agence, on s’attardera aux motifs. A cet effet, nous reprendrons un commentaire général que nous publiions hier, qui concerne indirectement l’Agence dans la mesure où la CIA fait partie de la bureaucratie fédérale mise en cause dans ce commentaire. On a d’ailleurs pu voir déjà (avec le Pentagone et les forces armées [voir le texte référencé]) qu’effectivement le domaine de la sécurité nationale, – c’est-à-dire effectivement, une très large et très puissante bureaucratie fédérale, – n’est nullement épargné par la démarche du “wokenisation”, que nous désignions hier comme de l’“ultra-gauchisme”.

Nous mettons bien en évidence dans l’extrait que nous reproduisons qu’il ne s’agit nullement d’un investissement clandestin, d’une infiltration des bureaucraties fédérales, mais bien d’une volonté politique et bureaucratique fortement structurée, qui d’ailleurs précède l’administration Biden et est évidemment appuyée à fond par les dirigeants de cette administration. Trump était intervenu, l’année dernière, pour faire cesser des séminaires organisés au sein d’une administration fédérale (le service des douanes) ayant pour thème la dénonciation du “privilège blanc” et comment (pour les Blancs) s’en débarrasser, – du wokenisme pur jus.

Ainsi, comme nous le constatons ci-dessous, mais pour cette fois à propos du cas bien précis et extraordinaire de la CIA, il n’y a pas de “révolution” au sens propre et opérationnel du mot, mais bien une énorme déconstruction et une purge internes qui ont pour objet d’imposer tous ces comportements et ces façons d’être, sinon ces façons de penser, à l’appareil central des organes de direction et d’administration de la puissance fédérale. Éventuellement et même si les méthodes sont évidemment différentes en moins brutales, on peut rapprocher cela de purges qui avaient lieu dans les infrastructures de bureaucraties totalitaires (comme par exemple dans la bureaucratie chinoise, parallèlement et en connexion directe avec la révolution culturelle). C’est donc, à cet égard, une sorte de “révolution sans révolution”, où l’on emploie la pression voire la terreur psychologique au lieu de la contrainte physique :
 

« Il semble qu’il y ait une formidable puissance bureaucratique qui pousse à la roue, beaucoup plus que des groupes idéologiques d’influence. Ces groupes existent et sont bien présents, sans nul doute, et ils développent dans le champ de la communication, les aspects les plus exaltés, ceux qui sont les plus susceptibles de susciter des conséquences extrêmement déstabilisatrices ; mais ce que nous voulons souligner, c’est combien l’énorme machine bureaucratique US, qui donnait d’habitude l’impression d’un très grand conservatisme, est aujourd’hui complètement lancée dans cette perspective gauchiste, comme si la radicalisme extrémiste était devenu la marque de fabrique proclamée de la bureaucratie.
» Les groupes extrémistes s’en donnent donc à cœur joie, mais sans doute d’une façon surprenante pour eux-mêmes, c’est-à-dire sans qu’il soit question de révolution puisque la structure bureaucratique est partie prenante alors qu’une révolution aurait pour premier but de s’attaquer aux structures bureaucratiques... Bien évidemment, il faudrait attendre des conséquences très importantes du côté de la structure même du pays, hors-bureaucratie washingtonienne, – plus que jamais, la cohésion de l’Union mise en cause, plus que la possibilité de troubles civils de type révolutionnaire, – justement... »

La mystique de l’Agence

On sera nécessairement conduit à exprimer quelques réflexions sur le sort de l’Agence par rapport à celui des USA dans la crise actuelle des mœurs et de la psychologie qu’opérationnalise le wokenisme. Il s’agit d’envisager la CIA à une autre lumière que le comportement qu’elle nous a montré essentiellement d’une façon épisodique durant la Guerre Froide, essentiellement d’une façon très visible ces dernières décennies :
• avec des activités déstabilisatrices clandestines épisodiques à ses débuts (coups de “regime change” comme en 1953 en Iran, soutien à des organisations clandestines tels Stay-Behind/Gladio, opération de liquidation massive comme le programme Phoenix durant la guerre du Vietnam) ;
• depuis Reagan et le directeur Casey de 1981 à sa mort en 1986, avec l’introduction massive de liens avec le secteur privée de la sécurité, avec le secteur financier internationale dans ses activités les plus destructrices, avec le secteur du crime organisée et son intervention massive dans la production et le trafic de la drogue ;
• puis avec ce qui a suivi après la fin du communisme, et massivement depuis 9/11, soit une activité essentiellement de subversion, avec une nébuleuse de groupes de forces spéciales clandestines, une activité fortement impliquée dans le terrorisme islamique préparé lors de l’intervention initialement entièrement antisoviétique de la CIA à la mi-1979, proposée et exécutée par Brzezinski en Afghanistan avant l’intervention soviétique de décembre 1979.

C’est un autre aspect de la CIA qui nous intéresse, qui est la branche à la fois de l’analyse mais surtout et essentiellement de l’activité disons “culturelle”, voire même civilisationnelle à ses débuts, qui firent prospérer un certain état d’esprit exceptionnaliste. La CIA est l’héritière de l’OSS (Office of Strategic Service) créé en 1942 pour que les USA disposent d’un service de renseignement central, hors des bureaucraties et des services déjà existants qui ne coopéraient guère entre eux, et même se combattaient bureaucratiquement à l’occasion (FBI pour le contre-espionnage, services de renseignement de l’US Army, de l’US Navy, du département d’État et du département du Trésor).

C’est William J. Donovan, colonel et ami personnel de Roosevelt, qui fut chargé de cette tâche d’organisation de l’OSS. Par le biais de ses liens avec FDR, il pêcha largement dans divers réseaux privés organisés entre certaines familles fortunées, notamment les immensément riches Astor, d’origine anglaise installés aux USA, et qui travaillait pour le rapprochement de l’Angleterre et des USA. Donovan avait effectué avant la création de l’OSS plusieurs missions personnelles pour FDR. Il résulta de tout cela que l’OSS fut formé en partie d’“amateurs”, de riches aventuriers-patriotes, de proches de ces milieux fortunés et très cultivés, le plus souvent de tendance libérale (progressiste), et également de diplômés des grandes universités, toutes ces sources installées sur la côte Est.

C’est notamment à partir d’un certain nombre d’agents et de l’état d’esprit de l’OSS que fut formée, en 1947, deux ans après le dissolution de l’OSS, la Central Intelligence Agency. Ainsi peut-on comprendre que la CIA eut au départ un statut très particulier, en partie hors des normes bureaucratiques, et qu’elle choisit notamment, comme une de ses tâches principales, de mener une bataille culturelle et d’influence qui passa par des initiatives relevant beaucoup plus du mécénat, et très séparées de ses autres activités du renseignement stratégique, des opérations de “regime change” et des opérations nous conduisant jusqu’à des camps de torture tels que Guantánamo.

On a appris beaucoup sur ces activités de “guerre culturelle” dans le livre de 1999 de Frances Stonor Saunders “Who Paid the Piper – The CIA and the Cultural Cold War” (*). Nous avons parlé de ce livre à deux reprises, le 30 décembre 2001 et le 12 juillet 2003, où l’on apprend ce que furent l’action culturelle et artistique de la CIA, du financement de prestigieuse revue littéraire au sein du Congress for Cultural Freedom, avec des plumes aussi glorieuses qu’Arthur Koestler, Raymond Aron, T.S. Eliot, Bertrand Russell, Arthur Schlesinger, Tennessee Williams, et jusqu’à Albert Camus, Malraux, Isaiah Berlin – tous ignorant à l’époque (sauf Raymond Aron au bout d’un certain temps) l’origine du financement. La CIA culturelle finança l’orchestre symphonique de Boston, le Musée d’Art Moderne de New York et nombre de peintres abstraits tels que Pollock (l’Agence préférait la peinture abstraite pour opposer la modernité à la peinture du “réalisme socialiste” à l’Est).

On peut lire ces quelques paragraphes d’un texte publié en anglais dans notre article du 12 juillet 2003, de Peregrine Worsthorne, alors jeune auteur invité à publier dans “Encounter”. Worsthorne a appris la vérité en lisant Stonor Saunders mais ne regrette rien de son activité d’alors, – ce qui nous vaut cette description lyrique de la CIA d’alors, en évitant les premiers “dirty tricks” de l’époque et en allongeant tout de même démesurément la séquence... Ce commentaire a néanmoins sa valeur pour rendre compte du climat bien réel qui caractérisait une partie de l’Agence.
 

« En vérité, loyalement aidée et encouragée par les services secrets britanniques, la CIA a fait un travail impressionnant en tant que Ministère de la Culture du monde libre, et malgré les préoccupations exagérées de Stonor Saunders concernant la nature non démocratique de l’organisation, je ne parviens pas à regretter quoi que ce soit qui aurait choqué mon esprit en quelque façon que ce soit. Ce fut probablement le dernier exemple des résultats splendides que pouvait obtenir l’ancienne élite anglo-américaine, – qui, hélas, n'est plus que l’ombre d’elle-même. Ils ont agi de concert, sans consulter le Parlement ou le Congrès, en partant du principe que si les opérations secrètes étaient considérées comme justifiables pour aider à gagner la guerre contre le totalitarisme fasciste, pourquoi ne le seraient-elles pas lorsqu'elles étaient utilisées pour gagner la guerre froide contre le totalitarisme communiste ?
» À l'époque, il est important de se rappeler qu'avec Truman puis Eisenhower à la Maison Blanche, la CIA était encore dirigée par des membres des élites universitaires de de la côte Est, plus proches du Richard Hannay bien élevé de John Buchan que du vulgaire James Bond de Ian Fleming. C’était bien avant que les combines [de la CIA] ne soient considérées, si tant est qu'elles le soient, comme réactionnaires, sinon “dégueulasses” ; bien avant, donc, le Viêt Nam ou les présidents Nixon et Reagan. Des gentlemen comme Dean Acheson et George Kennan étaient encore aux commandes au niveau politique, et comme Jock Whitney, Nelson et David Rockefeller au niveau financier ; ainsi le gouvernement américain était-il considéré, à juste titre, comme étant du côté de la vertu plutôt que du côté du vice.
» La CIA faisait alors partie de l’Establishment américain et, en tant que telle, était dirigée par des héros de la Seconde Guerre mondiale, civilisés et craignant Dieu, disposant pour la plupart de fortunes privées, de ravissantes épouses et d’opinions progressistes quelque peu dérangeantes (très anti-McCarthy), qui vivaient dans de charmantes maisons de Georgetown remplies de toiles de peinture de peintures d’art moderne et de meubles anciens. Stonor Saunders ne cherche pas à dissimuler ce côté joliment stylé de la CIA dans ses premières années : “Vifs, sûrs d'eux, volubiles, Wisner [qui dirigeait alors le Service Action de la CIA] et ses collègues étaient poussés à apprécier une réception de grand cru autant qu’il étaient poussés à sauver le monde du communisme”. Ce n’est que plus tard, avec le Viêt Nam et les présidents Nixon et Reagan, que les normes ont commencé à s’effondrer, que des zélateurs néoconservateurs comme le colonel Oliver North ont commencé à remplacer la gentry de la côte Est. »
 

Bien entendu, le but était l’américanisation du monde, à une époque où certains pouvaient encore croire qu’il s’agissait de la seule façon de sauver la haute culture occidentale contre la barbarie communiste. Depuis, on a pas mal déchanté à cet égard, jusqu’à découvrir l’inversion générale du projet. Ce que nous voulons mettre en évidence à cet égard est qu’il s’agissait, avec la CIA-culture, d’une entreprise totalement anglo-saxonne, une organisation magnifiant les ambitions civilisatrices mondiales, évidemment libératrices “what else ?”, des USA.

On a une idée de cet aspect des choses dans le film “Raisons d’Etat”, de Robert de Niro, où le rôle de Matt Damon s’inspire du fameux James Jesus Angleton, chef du contre-espionnage interne de la CIA jusqu’à son limogeage de 1974 ; et une idée de notre propos lié au wokenisme, lorsque Damon, rencontrant un chef de la Cosa Nostra, lui dit, avec un mépris à peine dissimulé, quelque chose comme : “Vous, vous êtes un Italien-Américain ; il y a aussi des Germano-Américains, des Africains-Américains, des Latino-Américains, des Polono-Américains... Moi, voyez-vous, je suis un Américain tout court”, – c’est-à-dire un WASP (Blancs Anglo-Saxons Protestants), ainsi présentée comme la communauté fondatrice des USA. (Ce qui serait assez amusant si l’on parle d’Angleton, dont la mère était née Carmen Mercedes Moreno, Mexicaine de naissance – et d’ailleurs le film étant l’œuvre d’un Italien-Américain, Robert De Niro.)

Le film met bien en évidence ce que cette CIA originelle pensait d’elle-même, avec quelques autres répliques :
« Qui êtes-vous [vous, les WASP] ? – Les États-Unis d’Amérique. Le reste sont des visiteurs de passage. »
« Je me souviens qu’un sénateur m’a demandé un jour : quand nous parlons de la “CIA” dans nos écrits officiels, pourquoi n’utilisons-nous jamais le pronom “la” devant elle. Et je lui ai demandé, est-ce que vous mettez le pronom “le” devant “Dieu” ? »

Cette vieille CIA, la CIA faite selon le titre des mémoires du directeur William Colby (**) d’“Honorable Men”, a depuis longtemps pour l’essentiel disparu. Néanmoins, son esprit réapparaît parfois, comme on le vit avec la personnalité de Valérie Plame, mise en cause par d’ignobles manœuvres de la bande à GW Bush, de Cheney et de son chef de cabinet Libby particulièrement, toute cette bande parfaite représentation de la dégénérescence mafieuse et invertie des “hommes honorables”.

L’on comprend alors la question et le débat qu’on veut aborder ici : la “wokenisation” de la CIA, c’est-à-dire sa plongée dans un univers dément où les références ne sont plus ni la culture, ni les vertus d’un Establishment qui méritait encore une majuscule. En un sens, il s’agit du coup peut-être mortel porté à l’organisation qui prétendit le plus hautement porter la civilisation américaine, qui se révèle finalement (“le Roi est nu”) une contre-civilisation du système de l’américanisme ; cette organisation qui se développa dans l’action la plus difficile, la plus décisive, mais aussi la plus risquée dans tous les domaines pour la protection de l’Amérique exceptionnaliste sinon divine dont elle se jugeait bien entendu être l’émanation et l’incarnation.

En un sens, il y a de la logique dans ce destin, par rapport à ce que nous avons observé des origines et des fondements de la CIA. On sait que le wokenisme est la création, beaucoup plus que de n’importe quelle communauté, beaucoup plus que des Africains-Américains, de la classe huppée et richissime des élites libérales (progressistes) de la Côte Est ; c’est-à-dire ceux-là même qui ont fondé la CIA pour ce qu’elle fut, ou prétendit être à l’origine dans sa lutte pour la haute culture occidentale. Peut-être le goût de la CIA pour l’art abstrait et l’art moderne dans sa période de grande culture est-il lointainement, mais dans le même esprit, l’annonce d’une façon de voir le monde qui trouve son extrême absolument décadent jusqu’à la démence dans le wokenisme.

Il y a comme une filiation plus forte encore qu’elle ne paraît, une sorte de gène, un génos rassemblé en ADN, que d’autres nomment “fatalité”, qui leur est commun et qui les conduit directement du sommet du monde jusqu’aux enfers de la démence. Aux deux bouts de ce parcours inédit, grâce au système de la communication, par son extrême rapidité et sa complète réalisation “en train de se faire” (“Je me regarde en train de m’effondrer”), il y a entre le sommet du monde et le crépuscule furieux de ses enfers l’itinéraire vertigineux de la Chute rythmée par l’hybris. Ainsi passons-nous, logique enfin retrouvée dans le chef de formidable CIA, de la civilisation avec la plus haute prétention de la modernité du monde à la démence de la modernité déstructurée dans les abîmes du monde.

Notes

(*) Publié au Royaume-Uni en 1999, puis en 2000 aux USA sous le titre “The Cultural Cold War: The CIA and the World of Arts and Letters”, puis en France en 2003 chez Denoël (“Qui mène la danse ? — la CIA et la Guerre froide culturelle ”).

(**) Colby, ancien de l’OSS, directeur de l’Agence entre 1973 et 1976, fut l’archétype des espérances et de la chute de la CIA (il participa à l’organisation de la résistance norvégienne pendant la Deuxième Guerre mondiale et il mena le monstrueux programme Phoenix au Vietnam). Il devint célèbre lors des auditions publiques de la commission Church d’enquête sur la CIA en 1975, où il ne dissimula rien des activités de la CIA, comme s’il se complaisait dans les souffrances de ses précisions. Kissinger disait de Colby, catholique fervent, lors de ces auditions : « Il allait chaque matin aux auditions du Sénat comme un catholique va à confesse ». Colby est mort en 1996 dans des circonstances mystérieuses et suspectes, lors d’une partie de pêche solitaire de plusieurs jours en barque. Certains avancent que le manuscrit inédit de nouvelles mémoires disparut avec lui.