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151524 septembre 2007 — Nous revenons sur un intéressant article du Sunday Times de Londres du 23 septembre, dont nous parlions déjà hier. Il s’agit de quelques détails sur la mise en place d’un groupe autonome de l’USAF, dit Project Checkmate, chargé, — ou qui s’est auto-chargé? — de préparer un plan de campagne aérienne contre l’Iran.
«The United States Air Force has set up a highly confidential strategic planning group tasked with “fighting the next war” as tensions rise with Iran. Project Checkmate, a successor to the group that planned the 1991 Gulf War’s air campaign, was quietly reestablished at the Pentagon in June. It reports directly to General Michael Moseley, the US Air Force chief, and consists of 20-30 top air force officers and defence and cyberspace experts with ready access to the White House, the CIA and other intelligence agencies.
»Detailed contingency planning for a possible attack on Iran has been carried out for more than two years by Centcom (US central command), according to defence sources. Checkmate’s job is to add a dash of brilliance to Air Force thinking by countering the military’s tendency to “fight the last war” and by providing innovative strategies for warfighting and assessing future needs for air, space and cyberwarfare. It is led by Brigadier-General Lawrence “Stutz” Stutzriem, who is considered one of the brightest air force generals. He is assisted by Dr Lani Kass, a former Israeli military officer and expert on cyberwarfare.»
D’autre part, le Sunday Times nous donne quelques précisions sur un aspect plus “politique” de Project Checkmate, avec surtout la suggestion des rapports de cette équipe avec CentCom (le commandement qui chapeaute la zone comprenant notamment l’Irak et l’Iran et qui serait en charge d'une attaque éventuelle):
«Checkmate’s freethinking mission is “to provide planning inputs to warfighters that are strategically, operationally and tactically sound, logistically supportable and politically feasible”. Its remit is not specific to one country, according to defence sources, but its forward planning is thought relevant to any future air war against Iranian nuclear and military sites. It is also looking at possible threats from China and North Korea.
»Checkmate was formed in the 1970s to counter Soviet threats but fell into disuse in the 1980s. It was revived under Colonel John Warden and was responsible for drawing up plans for the crushing air blitz against Saddam Hussein at the opening of the first Gulf war. Warden told The Sunday Times: “When Saddam invaded Kuwait, we had access to unlimited numbers of people with expertise, including all the intelligence agencies, and were able to be significantly more agile than Centcom.”
»He believes that Checkmate’s role is to develop the necessary expertise so that “if somebody says Iran, it says: ‘here is what you need to think about’. Here are the objectives, here are the risks, here is what it will cost, here are the numbers of planes we will lose, here is how the war is going to end and here is what the peace will look like”.
»Warden added: “The Centcoms of this world are executional – they don’t have the staff, the expertise or the responsibility to do the thinking that is needed before a country makes the decision to go to war. War planning is not just about bombs, airplanes and sailing boats.”»
Nous rapportons ici quelques faits qu’il est intéressant de garder à l’esprit.
• On a déjà vu que l’USAF était particulièrement intéressée par une éventuelle campagne contre l’Iran.
• On a déjà vu que l’USAF est un service marqué récemment par des engagements fondamentalistes appuyés. On ne dirait pas que l’USAF est une force caractérisée par un engagement religieux d’extrême-droite, mais certains de ses éléments en sont fortement marqués.
• On a déjà vu que l’USAF est très proche d’Israël, qu’elle a inspiré, sinon imposé ses doctrines à la force aérienne israélienne. Israël est hystériquement favorable à une attaque de l’Iran, ce qui rencontre la tendance de l’USAF mise en évidence ici. La présence d’experts d’origine israélienne dans Project Checkmate confirme cet aspect de cette affaire.
• On a également rencontré à plusieurs reprises la position très particulière de l’U.S. Navy et de l’amiral Fallon, commandant de CentCom depuis février dernier.
• Enfin, on connaît les “liens” de Murdoch, soutien des néo-conservateurs US, avec le Times: lien de la chose possédée avec son propriétaire, — et Murdoch est un propriétaire exigeant, qui aime faire partager autoritairement ses engagements politiques. Le rapport entre le Times et l’USAF est par conséquent évident.
Le fait que Project Checkmate et ses caractéristiques politiques aient été rendus publics par une courroie de transmission de la politique Murdoch est une puissante indication. C’est une affirmation du War Party qu’il est prêt à jouer son propre jeu, qu’il le fait d’ores et déjà, qu’il affiche cette intention et qu’il est prêt à marginaliser ses adversaires en les tournant même si ceux-ci représentent le commandement légal (CentCom) en temps de guerre.
Il est extrêmement difficile de ne pas voir dans ces circonstances une confirmation de la situation bien inhabituelle régnant au sein des forces armées US, et au coeur du pouvoir américaniste en général. Project Chekmate semble avoir été établi hors de la chaîne de commandement normale (CentCom) pour une opération contre l’Iran, puisqu’il semble dépendre directement du chef d’état-major de l’USAF et de la Maison-Blanche. Si la chose est confirmée, ce serait une différence majeure du groupe Project Chekmate, ou équivalent, de la première Guerre du Golfe, dirigé par le général Horner, qui avait été organisé en coordination avec CentCom (général Schwartzkopf) et rendait compte effectivement à CentCom. (Horner était commandant “Air” à CentCom, donc sous l’autorité de Schwarzkopf. Pour ce qu’on en sait, rien de semblable pour le groupe actuel.) Quoi qu’il en soit, dans le contexte présent, cette situation extraordinaire répond à la logique du désordre washingtonien.
Aujourd’hui, CentCom est aux mains d’un homme notoirement et, depuis peu, publiquement hostile à une guerre contre l'Iran. La structure Project Chekmate échappe également, semble-t-il, à la présidence du Joint Chief of Staff (JCS) qui est aux mains de l’U.S. Navy et d’un chef (amiral Muellen) également peu incliné à soutenir une attaque contre l’Iran. Tout converge pour alimenter l’hypothèse de forces suivant des comportements opérationnels ou de communication autonomes, qui traduisent une opposition politique fondamentale. L’USAF contre la Navy, ce n’est pas nouveau, mais jamais le désaccord n’a porté sur une matière politique aussi explosive, et d’une façon aussi claire.
On observera que cette opposition implicite est exprimée d’une façon assez méprisante, traduisant l’âpreté de la concurrence des forces au niveau des qualifications, par les jugements peu amènes, voire provocants, exprimés par le colonel Warden sur les qualifications de CentCom à planifier une attaque («The Centcoms of this world are executional – they don’t have the staff, the expertise or the responsibility to do the thinking that is needed before a country makes the decision to go to war. War planning is not just about bombs, airplanes and sailing boats.» : qualifier CentCom d’“exécutant”, incapable d’une “pensée stratégique”, et ne pensant qu’en termes de “bombes, d’avions…” — et, cerise sur le gâteau dans l’expression du mépris, en termes de “bateaux à voiles” [“sailing boats”]; si ce n’est une allusion méprisante au fait que CentCom est sous le commandement d’un amiral…) Cette critique provocatrice est assez injustifiée si l’on se réfère aux deux guerres contre l’Irak, où CentCom assura effectivement l’essentiel de la planification des attaques.
(L’opposition Navy-USAF est une constante de l’establishment militaire US, selon la perspective historique des rapports des deux armes et de leurs philosophies respectives. La Navy est une arme de dimensions globales, qui a une vision très structurée des relations internationales et de la nécessité de leur stabilité. Sa mission, le contrôle des mers, suppose effectivement une telle stabilité, la protection de l’ordre existant, etc. L’USAF est, au contraire, une arme révolutionnaire, appuyée sur les hautes technologies et les interventions déstabilisantes, plutôt créatrices d’un chaos chez l’ennemi qu’on espère “créateur”. Elle n’est pas étrangère à des opérations bureaucratiques du type Project Checkmate, à la limite de la légalité interne des forces armées et de la légalité tout court : en août 1941, l’U.S. Army Air Corps/Air Force [alors dépendant de l’Army] détacha quatre officiers pour élaborer clandestinement les grandes lignes du plan d’offensive stratégique US contre l’Allemagne, dit AWPD-1, — clandestinement, parce que de tels plans étaient interdits par le Congrès, alors isolationniste ; le groupe visita notamment les banques US pour identifier les avoirs industriels US en Allemagne, que les bombardiers de l’USAAF devraient éviter de bombarder... D’une façon très significative, on pourrait, — faisant référence aux classifications que nous offrons pour les mouvements en cours, tempérée du fait que nous sommes à l’intérieur du système américaniste, — qualifier la Navy de force structurante et l’USAF de force déstructurante. On comprend combien il est normal que la Navy traditionaliste déteste les néo-conservateurs et leur folie guerrière et que l’USAF révolutionnaire en soit proche.)
On comprend que ces conditions compliquent extraordinairement la perspective d’une attaque contre l’Iran. Irait-on jusqu’à concevoir des plans concurrents, des structures autonomes les unes des autres, des chefs aux buts de guerre différents et ainsi de suite? D’autre part, dans le climat actuel, pourrait-on concevoir sans des remous politiques déstabilisateurs, des mesures violentes préparatoires à la guerre, comme par exemple le remplacement de l’amiral Fallon? Cela a déjà été tenté par Cheney et l'opération s’est heurtée à un refus catégorique de Gates, qui pourrait mettre sa démission dans la balance si de telles pressions se poursuivaient. Au contraire, on sait qu’un projet fracassant de Fallon serait un refus implicite d’obéir à un ordre d’attaque en lui opposant sa démission si cet ordre était donné, ce qui aurait une tout autre signification que son remplacement, mais un effet déstabilisateur bien aussi fort.
… Tout cela se comprend logiquement, à part que nous sommes dans une très grande démocratie et qu’un tel désordre, une telle fragmentation et une telle concurrence des pouvoirs, une telle absence de pouvoir légitime, constituent un cas peu ordinaire. La fragmentation et la concurrence des pouvoirs à Washington, qui réduisent à néant le concept de légitimité nécessitant par essence un seul pouvoir, sont vraiment des facteurs politiques centraux de la crise. Les experts (européens notamment) qui conseillent leurs gouvernements devraient commencer à songer à ne plus tenir compte des seuls communiqués officiels pour leurs évaluations, et entreprendre de s'intéresser à cette sorte de situation.
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