jc
15/06/2019
PhG: "Aujourd’hui, la guerre en cours, qui succède à celle de 2004, concerne la mise en cause des racines même, de l’essence (en fait contre-essence) du Système."
En mai 1988 Arbatov, conseiller de Gorbatchev, disait à un intervieweur de Time¹ : « Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi. », alors que dans le même temps (été 1989) Fukuyama publiait "The end of History?".
Il me paraît maintenant à peu près complètement clair -et je rends grâce à Dedefensa qui a grandement aidé à me clarifier les idées sur ce point- que Fukuyama avait tort (ce n'est pas la fin de l'Histoire mais la fin d'un monde). Mais, pour autant, Arbatov avait-il raison?
La réflexion d'Arbatov me fait penser à la célèbre formule de Berkeley: être c'est percevoir et être perçu; si l'on n'est plus perçu par l'autre car il a disparu (ici l'URSS) alors on n'est, soi-même (ici les USA, devenus depuis USA-zombies), plus. (De ce point de vue la réflexion d'Arbatov signifie qu'il ne tient pas les USA en bien haute estime (USA qui n'ont d'ailleurs pas tardé à s'inventer de nouveaux ennemis -Ben Laden, etc., pour re-être).)
La narrative occidentale n'a cessé d'opposer le camp occidental, camp du bien bien sûr, démocrate et libéral, au camp du mal, camp de la dictature communiste et du goulag. Mais pour moi les deux camps avaient quelque chose en commun -que l'actuelle Russie a peut-être moins, mais que l'actuel USA a gardée intacte-: le matérialisme². Ce monstre qu'a été l'URSS et ce monstre que sont encore les USA (et que le monstrueux UE, toujours à la pointe du progrès, a choisi d'imiter) ont bel et bien existé (existence), et les USA existent encore (peut-être pour plus très longtemps), mais n'ont jamais été (essence).
En logique mathématique (qui fait partie de mon formatage initial) on distingue les formules existentielles ("il existe au moins un "être" ayant une propriété donnée") et les formules universelles ("telle propriété doit être vérifiée par tous les "êtres" "): existence et essence. Tout naturellement alors, lorsque l'on postule ou démontre la vérité d'une formule existentielle, on se pose la question de la constructibilité de l' "être" que sous-tend cette vérité, ce qui conduit à l'intuitionnisme mathématique³ et à l'abandon du principe du tiers exclu; et lorsqu'on postule ou démontre la vérité d'une formule universelle -essentielle-, on se pose la question de sa cohérence, de sa fondationnalité -ou de sa fondamentalité-, ce qui conduit à l'abandon du principe de non contradiction, difficulté qui paraît logiquement insurmontable mais qui ne l'est pas topologiquement⁴.
On voit donc ici se détacher:
- le camp de ceux qui préfèrent d'abord construire, pour éventuellement se poser ensuite la question de savoir si la construction est fondée, camp des matérialistes et des progressistes -au sens usuel du mot progrès-;
- le camp de ceux qui préfèrent d'abord fonder, s'occuper des racines, avant d'éventuellement construire: "Le progrès donc, le seul progrès possible, consiste à vouloir retrouver l'Unité perdue…⁵"
De la diversité à l'unité ou de l'unité à la diversité? Les USA ont choisi pour devise "E pluribus unum". Je préfère "Unité-Harmonie-Diversité", le bon sens des bâtisseurs suggérant qu'il vaut mieux fonder avant de construire. On retrouve ici la citation suivante de Uexhüll, que j'ai trouvée en épigraphe d'un chapitre de SSM:
"Le mécanisme de n'importe quelle machine, telle une montre, est toujours construit de manière centripète, c'est-à-dire que toutes les parties de la montre -aiguilles, ressorts, roues- doivent d'abord être achevées pour être ensuite montées sur un support commun.
Tout au contraire, la croissance d'un animal, comme le Triton, est toujours organisée de manière centrifuge, à partir de son germe; d'abord gastrula, il s'enrichit ensuite de nouveaux bourgeons qui évoluent en organes différenciés.
Dans les deux cas, il existe un plan de construction: dans la montre, il régit un processus centripète, chez le Triton, un processus centrifuge. Selon le plan les parties s'assemblent en vertu de principes entièrement opposés."
Ce qui précède étant posé, quelle est l'essence du Système, autrement dit quelle est sa qualité essentielle? Dit sous cette forme je n'en vois pas puisque je ne vois au Système que des défauts. Dit un peu autrement qu'est-ce qui qualifie le Système? Je trouve que "artificiel" lui va comme un gant; autrement dit l'essence du Système est une contre-essence: l'artificialité. Ceci suggère de fonder l'unité de l'antiSystème autour de la naturalité, c'est-à-dire de faire de la naturalité l'essence de l'antiSystème.
Quand le culturel occidental a-t-il pris à ce point le pas sur le naturel pour en arriver à l'époque présente absolument catastrophique? Sans doute assez tôt. Selon moi, la coupure galiléenne n'a pas été pour rien dans l'évolution du rapport nature/culture, le changement du sens attribué à la physique -aristotélicienne avant, moderne après- en témoigne. Et l'extrait suivant de l'introduction de la deuxième édition de "La critique de la raison pure", pour moi ahurissant, le confirme:
Kant: "Lorsque Galilée fit rouler sur un plan incliné des boules doit il avait lui-même déterminé la pesanteur, lorsque Toricelli (...), alors une nouvelle lumière vint éclairer tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n'aperçoit que ce qu'elle produit elle-même par ses propres plans, qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements selon des lois constantes, ET FORCER LA NATURE À RÉPONDRE À SES QUESTIONS, AU LIEU DE SE LAISSER CONDUIRE PAR ELLE (...)".
Thom fait remonter les prémices de ce basculement nature/culture à Aristote lui-même:
"Il me semble qu'il y a au coeur de l'aristotélisme un conflit latent (et permanent) entre un Aristote logicien, rhéteur (voire même sophiste quand il critique Platon et les Anciens) et un Aristote intuitif, phénoménologue et topologue quasiment malgré lui. C'est avec ce second Aristote (passablement méconnu) que je travaille, et j'ai tendance à oublier le premier. Il a espéré faire la jonction à l'aide du concept de séparation, fondamental dans sa Métaphysique. Dans Met Delta il est dit, dans l'article péras (bord; limite chez Tricot) que "la limite est la substance formelle de la chose et sa quiddité, car c'est la limite de la connaissance, et comme limite de la connaissance c'est la limite de la chose". (C'est presque esse est percipi!) La séparation est-elle purement métaphorique? Si elle a une portée ontologique, alors il faut un substrat étendu -continu- où les choses se découpent. Sinon, la séparation n'est qu'un Gedankenexperiment, sur lequel on ne saurait fonder l'objectivité." (ES, pp.245 et 246)
(On pourra lire -ou relire- à ce propos l'article du glossaire dd&e "La crise de la raison (humaine)", l'un de mes articles préférés.)
¹: https://www.dedefensa.org/article/eh-fukuyama-tout-ca-pour-ca
²: Thom: "L'attitude matérialiste, traditionnelle en Science, consiste à dire que l'existence précède l'essence (en fait l'existence implique l'essence)."
³: À ma connaissance rien à voir avec l'intuition (bergsonnienne par exemple).
⁴: Cf. l'introduction et la conclusion de l'article (et plus pour les matheux) "De la topologie de la conciliation à la logique de la contradiction" des philosophes belges Lambert et Hespel, actuellement disponible sur la toile.
⁵: "La Grâce de l'Histoire", tome II, p.342
⁶: C'est moi qui majuscule.
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