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Article : A propos de l’Ukraine, du Japon et du reste

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L'errance aveugle

Ilker de Paris

  18/04/2014

L’histoire européenne, et celle du monde avec, ont pour fondement d’une part l’apparition des religions monothéistes (Judaïsme et Christianisme) qui fait découler de l’Un, situé dans les “cieux”, tout ce qui existe, et d’autre part d’une certaine philosophie de la Grèce antique (Socrate et Platon), selon laquelle tout sur terre serait une forme dégradée provenant d’une notion nommée Idée - située au-delà de l’Éther.

Ces deux conceptions du monde supposent une transcendance à laquelle n’ayant, en tant qu’êtres humains, pas accès, nous sommes liés d’un rapport infini, ce qui permet d’instituer un cadre de vie (lois, règles morales, valeurs etc) dont la remise en question est impossible -car nous sommes infiniment séparés du principe omnipotent qui les institue.

Par ailleurs, cette conception qui unifie, ce qui est au-delà de cieux, donc au-delà des hommes, unifie également ce qui est en deçà de ceux-là - en les faisant dépendre d’un même créateur ou d’une même origine.

Cela a donc eu pour conséquence de façonner le monde à l’échelle entière - nous sommes devenus les prochains les uns des autres; les “droits de l’homme” aujourd’hui ne sont pas autre chose que la reprise séculière du principe religieux de “fraternité”.

Or, avec les avancées scientifiques et le recul du religieux en Europe, le cadre instauré par la religion a commencé à perdre de son caractère sacré, donc de sa force, de son influence.

Ce changement cartographié, et avec quelles énergie et acuité, par un Nietzsche ou un Baudelaire, n’allait évidemment pas être sans conséquences sur la vie des hommes dont la “marche” a été réglée durant des siècles et des siècles par les lois religieuses.

Nietzsche, justement, dans l’aphorisme 125 du “Gai Savoir” parle de ces “conséquences” : un homme “insensé’ se promène en plein jour dans les rues avec une lanterne en criant qu’il “cherche Dieu”, créant la moquerie d’une foule qui s’est amassée autour de lui; et voila ce que nous dit Nietzsche :

“L’insensé se précipita au milieu d’eux et les perça de ses regards. « Où est Dieu? cria-t-il, je vais vous le dire! Nous l’avons tué – vous et moi! Nous tous sommes ses meurtriers! Mais comment avons-nous fait cela? Comment avons-nous pu vider la mer? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier? Qu’avons-nous fait, de désenchaîner cette terre de son soleil? Vers où roule-t-elle à présent? Vers quoi nous porte son mouvement? Loin de tous les soleils? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés? Est-il encore un haut et un bas? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini?

Ne sentons-nous pas le souffle du vide? Ne fait-il pas plus froid? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit? Ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine? – les dieux aussi se putréfient! Dieu est mort! Dieu reste mort! Et c’est nous qui l’avons tué! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers? Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous nos couteaux – qui essuiera ce sang de nos mains? Quelle eau lustrale pourra jamais nous purifier? Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer?

La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour paraître dignes de cette action? Il n’y eut jamais d’action plus grande – et quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu’alors! »”

Ainsi, cette perte de la force religieuse, qui instituait cadre, mène à une perte de “sens” : “Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés? Est-il encore un haut et un bas?”

Alors par quoi remplacer ce “cadre” pour retrouver du sens ? Un penseur comme Heidegger affirme que nous avons remplacé une religion par une autre, à savoir le monothéisme par le Progrès et la Science, avec des structures néanmoins identiques : la croyance en la Science comme transcendant les hommes remplace la croyance en Dieu, la croyance au Progrès étant la promesse du Paradis ici-bas.

Ce dont on se rend compte, c’est que le vide laissé par la religion et la désorientation qu’il implique ne sont pas compensés par le matérialisme moderne.

La publicité, en tant que manière de voir, de concevoir le monde a son charme, néanmoins, bien qu’elle atteigne les lieux de notre être dans lesquels le sens peut trouver une substance où se mouvoir, elle le fait d’une manière si dérisoire et bête que ça en devient en effet “faussaire”.

Or, nous sommes à l’ère de la publicité, de la communication technique, c’est là tout notre drame.

Quelle alliance trouver entre le profond et le superficiel, entre la raison et le spirituel n’est pas une question qui trouvera une réponse dans les laboratoires.