Philippe Grasset
10/05/2009
Note de Philippe Grasset: une erreur de manipulation nous a fait perdre le nom et l’adresse de l’expéditeur de ce beau message. Nous avons pu récupérer le message lui-même, que nos lecteurs peuvent lire ci-dessous, pris à notre compte. Si l’auteur veut bien le poster à nouveau, nous restituerons l’intégralité de son envoi, avec son nom et son adresse. Merci d’avance, avec nos excuses. PhG
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Chronique de Simon Leys parue sous le titre La chronique des antipodes dans Le Magazine Littéraire n°440 de mars 2005.
Les Indiens de la côte du Pacifique étaient de hardis navigateurs. Ils taillaient leurs grandes pirogues de guerre dans le tronc dun de ces cèdres géants dont les forêts couvraient tout le nord-ouest de lAmérique. La construction commençait par une cérémonie rituelle au pied de larbre choisi, pour lui expliquer le besoin urgent quon avait de labattre, et lui en demander pardon. Chose remarquable, à lautre côté du Pacifique, les Maoris de Nouvelle-Zélande creusaient des pirogues semblables dans le tronc des kauri ; et là aussi, labattage était précédé dune cérémonie propitiatoire pour obtenir le pardon de larbre. Des murs aussi exquisément civilisées devraient nous faire honte. Tel fut mon sentiment lautre matin ; javais été réveillé par les hurlements dune scie mécanique à luvre dans le jardin de mon voisin, et, de ma fenêtre, je pus apercevoir ce dernier qui - apparemment sans avoir procédé à aucune cérémonie préalable - présidait à labattage dun magnifique arbre qui ombrageait notre coin depuis un demi-siècle. Les grands oiseaux qui nichaient dans ses branches (une variété de corbeaux inconnue dans lhémisphère Nord, et qui, loin de croasser, a un chant surnaturellement mélodieux), épouvantés par la destruction de leur habitat, tournoyaient en vols frénétiques, lançant de déchirants cris dalarme. Mon voisin nest pas un mauvais bougre, et nos relations sont parfaitement courtoises, mais jaurais quand même bien voulu savoir la raison de son ahurissant vandalisme. Devinant sans doute ma curiosité, il mannonça joyeusement que ses plates-bandes auraient désormais plus de soleil. Dans son Journal, Claudel rapporte une explication semblable fournie par un voisin de campagne qui venait dabattre un orme séculaire auquel le poète était attaché : Cet arbre donnait de lombre et il était infesté de rossignols. La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre. Les services publics qui font passer une autoroute au milieu de Stonehenge, ou un chemin de fer à travers les ruines de Villers-la-Ville, le moine qui met le feu au Kinkakuji, la municipalité qui transforme labbatiale de Cluny en une carrière de pierres, lénergumène qui lance un pot dacrylique sur le dernier autoportrait de Rembrandt, ou celui qui attaque au marteau la madone de Michel-Ange, obéissent tous, sans le savoir, à une même pulsion. Un jour, il y a longtemps, un minuscule incident men a donné lintuition. Jétais en train décrire dans un café ; comme beaucoup de paresseux, jaime sentir de lanimation autour de moi quand je suis sensé travailler - ça me donne une illusion dactivité. Aussi la rumeur des conversations ne me dérangeait pas, ni même la radio qui beuglait dans un coin - toute la matinée, elle avait déversé sans interruption des chansonnettes à la mode, les cours de la Bourse, de la muzak, des résultats sportifs, une causerie sur la fièvre aphteuse des bovins, encore des chansonnettes, et toute cette panade auditive coulait comme de leau tiédasse fuyant dun robinet mal fermé. Et dailleurs, personne nécoutait. Tout à coup - miracle ! - pour une raison inexplicable, cette vulgaire routine radiophonique fit place sans transition à une musique sublime : les premières mesures du quintette de Mozart prirent possession de notre petit espace avec une sereine autorité, transformant cette salle de café en une antichambre du Paradis. Mais les autres consommateurs, occupés jusqualors à bavarder, à jouer aux cartes ou à lire les journaux, nétaient pas sourds après tout : en entendant ces accents célestes, ils sentre-regardèrent, interloqués. Leur désarroi ne dura que quelques secondes - au soulagement de tous, lun dentre eux se leva résolument, vint tourner le bouton de la radio et changea de station, rétablissant ainsi un flot de bruit plus familier et rassurant, quil fut à nouveau loisible à chacun de tranquillement ignorer. A ce moment, je fus frappé dune évidence qui ne ma jamais quitté depuis : les vrais Philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté - ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de lesthète le plus subtil, mais cest pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à létouffer avant quelle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car lignorance, lobscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui saffirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans lordre esthétique, ce lest bien plus encore dans lordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don dexaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement lun des traits les plus désolants de la nature humaine.
geo
13/09/2009
Retrouvé son titre:
Lempire du laid
Chronique de Simon Leys parue sous le titre La chronique des antipodes dans Le Magazine Littéraire n°440 de mars 2005.
Les Indiens de la côte du Pacifique étaient de hardis navigateurs. Ils taillaient leurs grandes pirogues de guerre dans le tronc dun de ces cèdres géants dont les forêts couvraient tout le nord-ouest de lAmérique. La construction commençait par une cérémonie rituelle au pied de larbre choisi, pour lui expliquer le besoin urgent quon avait de labattre, et lui en demander pardon. Chose remarquable, à lautre côté du Pacifique, les Maoris de Nouvelle-Zélande creusaient des pirogues semblables dans le tronc des kauri ; et là aussi, labattage était précédé dune cérémonie propitiatoire pour obtenir le pardon de larbre.
Des murs aussi exquisément civilisées devraient nous faire honte. Tel fut mon sentiment lautre matin ; javais été réveillé par les hurlements dune scie mécanique à luvre dans le jardin de mon voisin, et, de ma fenêtre, je pus apercevoir ce dernier qui - apparemment sans avoir procédé à aucune cérémonie préalable - présidait à labattage dun magnifique arbre qui ombrageait notre coin depuis un demi-siècle. Les grands oiseaux qui nichaient dans ses branches (une variété de corbeaux inconnue dans lhémisphère Nord, et qui, loin de croasser, a un chant surnaturellement mélodieux), épouvantés par la destruction de leur habitat, tournoyaient en vols frénétiques, lançant de déchirants cris dalarme. Mon voisin nest pas un mauvais bougre, et nos relations sont parfaitement courtoises, mais jaurais quand même bien voulu savoir la raison de son ahurissant vandalisme. Devinant sans doute ma curiosité, il mannonça joyeusement que ses plates-bandes auraient désormais plus de soleil. Dans son Journal, Claudel rapporte une explication semblable fournie par un voisin de campagne qui venait dabattre un orme séculaire auquel le poète était attaché : Cet arbre donnait de lombre et il était infesté de rossignols.
La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre. Les services publics qui font passer une autoroute au milieu de Stonehenge, ou un chemin de fer à travers les ruines de Villers-la-Ville, le moine qui met le feu au Kinkakuji, la municipalité qui transforme labbatiale de Cluny en une carrière de pierres, lénergumène qui lance un pot dacrylique sur le dernier autoportrait de Rembrandt, ou celui qui attaque au marteau la madone de Michel-Ange, obéissent tous, sans le savoir, à une même pulsion.
Un jour, il y a longtemps, un minuscule incident men a donné lintuition. Jétais en train décrire dans un café ; comme beaucoup de paresseux, jaime sentir de lanimation autour de moi quand je suis sensé travailler - ça me donne une illusion dactivité. Aussi la rumeur des conversations ne me dérangeait pas, ni même la radio qui beuglait dans un coin - toute la matinée, elle avait déversé sans interruption des chansonnettes à la mode, les cours de la Bourse, de la muzak, des résultats sportifs, une causerie sur la fièvre aphteuse des bovins, encore des chansonnettes, et toute cette panade auditive coulait comme de leau tiédasse fuyant dun robinet mal fermé. Et dailleurs, personne nécoutait. Tout à coup - miracle ! - pour une raison inexplicable, cette vulgaire routine radiophonique fit place sans transition à une musique sublime : les premières mesures du quintette de Mozart prirent possession de notre petit espace avec une sereine autorité, transformant cette salle de café en une antichambre du Paradis. Mais les autres consommateurs, occupés jusqualors à bavarder, à jouer aux cartes ou à lire les journaux, nétaient pas sourds après tout : en entendant ces accents célestes, ils sentre-regardèrent, interloqués. Leur désarroi ne dura que quelques secondes - au soulagement de tous, lun dentre eux se leva résolument, vint tourner le bouton de la radio et changea de station, rétablissant ainsi un flot de bruit plus familier et rassurant, quil fut à nouveau loisible à chacun de tranquillement ignorer.
A ce moment, je fus frappé dune évidence qui ne ma jamais quitté depuis : les vrais Philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté - ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de lesthète le plus subtil, mais cest pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à létouffer avant quelle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car lignorance, lobscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui saffirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans lordre esthétique, ce lest bien plus encore dans lordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don dexaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement lun des traits les plus désolants de la nature humaine.
gérard laforge
14/02/2011
Je visite régulièrement plusieurs sites web qui analysent la décomposition de notre société : depuis quelques jours je découvre avec enthousiasme le point de vue et l’analyse de dedefensa.
A l’instant je viens de lire l’article ” la subversion de la laideur”:
que soient remerciés ceux qui arrivent à expliquer clairement ce que je ressents confusément sans pouvoir l’exprimer.
C’est sûr : je ne quitterai plus dedefensa.
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