Thierry Delbosc
04/12/2005
En complément et amorce d’une recherche sur la concordance des temps.
http://www.lelibraire.org/chronique.asp?cat=5&id=1728
““Il y a une quinzaine dannées, un commentateur américain éduqué au Canada, Charles Krauthammer, publiait un article retentissant. Dans The Unipolar Moment, il affirmait que la chute de lUnion soviétique annonçait lémergence dun monde unipolaire, cest-à-dire une ère où les États-Unis dominent complètement et où la multipolarité nexiste pas. Le temps de lhégémonie américaine est arrivé, et les Américains doivent apprendre à lassumer sans pudeur. Larticle fut reçu avec scepticisme, mais, au fil des ans, force est de reconnaître son caractère prémonitoire. À la veille de la guerre contre lIrak en 2003, les États-Unis ont effectivement accédé à un niveau de puissance sans pareil dans lhistoire de lhumanité. Une nouvelle Rome est née. Pourra-t-elle se maintenir ?
Par Jocelyn Coulon 2005/10/24
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De la république à lempire
Peter Bender, historien allemand et spécialiste de la politique étrangère romaine, sest livré à un redoutable exercice de comparaison entre la Rome impériale et les États-Unis daujourdhui. Le résultat est un livre magnifique et troublant sur les deux grandes puissances aux trajectoires parallèles et combien similaires. En effet, «il aura fallu des qualités et des circonstances bien extraordinaires pour quune petite ville du centre de lItalie se rende maîtresse de tout le monde antique et que treize colonies britanniques sur la façade orientale du continent nord-américain deviennent la plus grande puissance du monde», écrit-il. Rome naquit république et mourut empire. Au départ, des citoyens égaux et intégrés vivent au sein dune communauté politique dont le fonctionnement assure à tous une voix au chapitre. Rome nambitionne rien, craint les aventures extérieures. La turbulence du monde, le désir de sécurité, la convoitise des ressources changent la donne. Rome passe à loffensive, chaque fois pour mieux assurer sa défense et, chaque fois, sempêtrant un peu plus dans les affaires des autres. Lempire apparaît sans pour autant se révéler. Ainsi, les valeurs de la république sont constamment invoquées, le premier empereur assure nêtre que le premier des citoyens. Il nen est rien. À lintérieur, le fardeau de lempire transforme le système politique au point où tous les pouvoirs sont finalement concentrés aux mains dun homme. À lextérieur, les Romains étouffent dans luf toute menace, fût-elle encore loin à lhorizon. La guerre préventive nest pas née à Washington.
Lempire romain avait une prétention à luniversalité tout en sachant où son monde sarrêtait. La frontière fut tracée, et Rome tira les leçons de lexpérience impériale : un déploiement sans limites mène à lhyperextension. Cela lui a réussi. Rome a exercé un attrait considérable et laissé un important héritage juridique, politique et culturel. Lempire dOccident a duré sept siècles, celui dOrient douze.
La fragilité des États-Unis
Rome ne voulait pas de lempire, les États-Unis rechignent à en devenir un. Du moins, cest ce que lon dit à la Maison-Blanche. Ghassan Salamé, ancien ministre libanais et conseiller spécial du secrétaire général de lONU, maintenant professeur de relations internationales à Paris, nen est pas si certain. Lauteur retrace lhistoire des États-Unis depuis la déclaration dindépendance et analyse limposante littérature américaine de la dernière décennie, pour conclure à la volonté de lAmérique dépouser plus ouvertement un projet néo-impérial qui la taraude depuis un moment. Salamé na rien dun anti-américain. Son argumentaire est subtil et dune exceptionnelle richesse. Doù son intérêt et sa résonance. Dès leur fondation, les États-Unis nont jamais aspiré à étendre leur domination, sinon sur les terres à louest des treize colonies. Ils se sont révoltés contre le système colonial britannique comme les Romains avaient secoué le joug du roi étrusque Tarquin. Ils ont refusé toute alliance, tant avec lAngleterre quavec les grandes nations dEurope continentale ou dAsie. Pourtant, lidéologie même qui fonde la nation américaine appelle à entrer sur la scène du monde. LAmérique construit une société dont la nature doit être un exemple. Woodrow Wilson en 1917 la projette sur la scène internationale et parle de bâtir un monde plus sûr pour la démocratie. Il faudra attendre quelques années pour voir les États-Unis acquérir une énorme influence, dabord comme superpuissance en 1945 puis, comme hyperpuissance en 1991.
Le projet néo-impérial a pris consistance à ce moment-là. Puisque lAmérique a contribué à démocratiser lEurope de lOuest, puis à vaincre lempire soviétique et à lentraîner dans son camp, la porte est ouverte à la propagation de la démocratie et de la liberté dans le reste du monde. La «guerre au terrorisme» va accélérer cette croisade, soutient Salamé. À la surface, cela na rien de répugnant, mais les véritables objectifs restent cachés. LAmérique veut établir son hégémonie économique, politique et militaire, ce qui ne veut pas dire conquérir des territoires, administrer des populations, assimiler des élites, extraire des revenus pour financer la domination, toutes caractéristiques dun empire. «Dans cette acception, décrit Salamé, lAmérique nest pas un empire, mais émet de nombreux signes indiquant quelle pourrait en devenir un.» Les centaines de bases à létranger, linvasion de lIrak, la manipulation des alliances, la soumission du Sénat et la concentration des pouvoirs à la Maison-Blanche semblent montrer la voie à une logique dempire. Salamé demeure cependant prudent quant au succès du projet néo-impérial. Cinq raisons expliquent son scepticisme : les limites de la puissance militaire ; les moyens matériels et financiers disponibles ; la prédisposition des Américains à voir leur pays assumer un tel projet ; limpossibilité de refaçonner le monde à eux seuls ; enfin, un projet moins bien pensé que son ambition ne lexigerait et, du coup, fragile dès sa naissance.
Selon lhistorien français Jean-Baptiste Duroselle, tout empire périra. Reste à voir si les États-Unis sont un empire et si cet empire sombrera. Il est encore trop tôt pour le dire, écrit Bender. «En tant que puissance mondiale unique, les États-Unis nexistent que depuis une quinzaine dannées. LAmérique a encore son histoire devant elle. Elle nen est quau début dun chemin dont nul ne connaît les détours ou le terme, ne sachant même sil continuera sur une courbe ascendante ou sil entrera lentement en déclin», souligne lauteur. Le moment unipolaire va-t-il séterniser ?
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Bibliographie :
LAmérique nouvelle Rome. LEngrenage de la puissance, Peter Bender, Buchet-Chastel, 379 p., 44,95 $
Quand lAmérique refait le monde, Ghassan Salamé, Fayard, 568 p., 44,95 $ “”
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