Olivier le verseau
11/03/2024
Magnifique et si juste!
Merci de ce partage.
xavier Stulte
11/03/2024
Bonsoir,
Cette lettre a peut être été lue par De Gaulle et Malraux. Il y a comme un écho dans leur réaction, à une remarque de journalistes à l'automne 68, en substance " Pourquoi ne réagissez vous pas davantage à cette crise de société? Ils se sont regardés et Malraux à répondu: "Il ne s'agit pas d'une crise de société mais d'une crise de civilisation".
Cdt.
Christian Steiner
16/03/2024
(ou : ‟Étrange, vous avez dit si bizarre ?”)
Pour faire suite aux deux textes du lundi 11 mars 2024 (Lettre de Saint-Ex et « Si bizarre »). Il est recommandé de lire au préalable la lettre de Saint Exupéry (lien).
Saint-Exupéry, qui voit bien que « les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors les sciences de la nature, ça ne leur a guère réussi [1]. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme », Saint-Exupéry, disais-je, discerne clairement, par conséquent, que la guerre, cette guerre dans laquelle il perdra la vie, n’est pas le plus grand ni le principal problème : « À quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crises d’épilepsies révolutionnaires ? Quand la question allemande sera enfin réglée, tous les problèmes véritables commenceront à se poser. » (« Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de la guerre, à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, très vieillot, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. À moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration néo-socialiste pour l’éternité. » C’était assez bien vu).
Bref, un Saint-Exupéry nostalgique, malade à en mourir de son époque dans laquelle les robots remplacent l’herbe des routes, les oliviers, la croissance des fruits, les senteurs, le pas de l’homme et sa créativité, tous ces liens d’amour qui le nouent aux êtres et aux choses, les chants et les danses, l’amour dingue, la joie de vivre, la Vie – le même sentiment que ressent John Ronald Reuel Tolkien, alors de huit ans son aîné (quarante-trois ans pour l’un, cinquante-et-un pour l’autre), qui écrit la même chose au même moment, ou peu s’en faut, à son fils Christopher engagé dans la Royal Air Force en Afrique du Sud (« Donc la première Guerre des Machines semble toucher à son dernier chapitre, sans conclusion – en laissant hélas tout le monde plus pauvre, beaucoup dans le deuil ou blessés, et des millions de morts ; et une seule chose qui triomphe : les Machines. Puisque les serviteurs des Machines deviennent une classe privilégiée, les Machines vont être infiniment plus puissantes. ») [3].
Ah ! quel étrange soir ce soir, quel étrange climat,
conclut Saint-Ex.
Huitante et un ans plus tard, commentant l’actualité (Macron en guerre contre la Russie) depuis son studio, Alexandre Mercouris aura quasi le même mot : « Je trouve cela si bizarre que cela me laisse sans voix… »
La bizarrerie, qui ne l’est pas tant, – qui est, assez exactement, cet « étrange soir, cet étrange climat » ressenti par Saint-Ex –, c’est le fait qu’en dessous de l’agitation superficielle des hommes gronde cette évidence d’ampleur tellurique, cette évidence si puissante, si incontournable, si claire, que la guerre ne résoudra rien (et que, pourtant, tout semble se passer comme si l’on avait le luxe de l’ignorer, comme si l’étrange calme de l’œil du cyclone pouvait s’étirer dans le temps et durer, encore et encore …)
La bizarrerie, c’est l’évidence du fait que, comme il y a huitante et un ans et à plus forte raison encore, la guerre ne résoudra rien de fondamental, et que les « problèmes véritables » ne feront que ressurgir une fois « la question de l’Allemagne [4] réglée » et les armes devenues silencieuses…
La bizarrerie, c’est le fait que Macron se déclare en guerre, et se conduit comme s’il l’était, – depuis deux ans, depuis quatre ans, depuis six ans, d’abord contre les Gilets Jaunes et les deplorables, puis contre le covid et les dits antivaxx, maintenant contre la Russie [5] (le « César français », n’est-ce pas, pressenti par Saint-Ex qui, on lui pardonnera aisément, ne pouvait savoir que Macron préfèrera le titre de jupitérien, ce populares de César n’ayant fait ni l’ENA ni de stage à la banque Rothschild, au contraire de Jupiter ! –, et qu’aucune de ces guerres ne résoudra rien des « problèmes véritables » (retrouver une « lumière spirituelle » au-delà de l’intelligence dont les hommes sont si fiers, au-delà de l’empilement de catastrophes et de destructions dont cette intelligence cartésienne prétendait nous libérer [6]),
… que ces guerres, qu’ils s’efforcent de faire aller crescendo, ne sont qu’autant de tentatives inconscientes de retarder l’inéluctable (affronter les « problèmes véritables »),
… qu’elles ne sont que des tentatives malheureuse et encore pleine d’hubris de créer une unité artificielle (les 36+ pays de l’OTAN, les 36 chandelles et les je ne-sais-plus-combien de pays de l’UE) dans le vain et néfaste espoir de retarder la résolution, et donc la guérison, des tensions réellement existantes dans le « vrai monde », celui qui vit et se bat derrière l’écran fissuré de leurs illusions et de leur utopie.
Tout cela était déjà prégnant du temps de Saint-Ex (cette diversion de l’essentiel). Ça l’est ô combien plus encore aujourd’hui.
Il faut parler aux hommes,
disait Saint-Ex,
faire face, au-delà de l’écume des jours et de nos déchirements vains, aux « problèmes véritables », qui ne disparaitront pas parce que nous les ignorons, qui se rappellent bien au contraire à nous et qui ne cesseront de se rappeler à nous de plus en plus fort, jusqu’au moment où, las de les fuir, nous accepteront enfin de les regarder, jusqu’au fond des yeux, … jusqu’au fond du fond de nous-mêmes.
Il faut parler aux hommes,
de la vie de l’esprit, même en s’occupant des frigidaires, même en assumant nos « jobs nécessaires et ingrats »
parler de ce qui dépasse – de loin, de si loin ! – la seule intelligence ; en être conscient, même parmi ces « boutons et ces cadrans » si ordinaires et qui nous robotisent
Il faut parler aux hommes,
disait notre Saint-Ex,
Retrouver le goût de chanter, danser, écouter, rire, pleurer, …
de cultiver, de cuisiner…
… la possibilité de la Grâce, du silence
… la Vie
Christian Steiner
Notes intempestives :
[1] et encore, Saint-Exupéry écrit-il ces lignes sur la réussite cartésienne des seules sciences de la nature deux ans avant que des bombes atomiques ne commencent à exploser un peu partout sur la surface de la Terre, dans son sous-sol, au sein des immenses océans et jusque dans l’atmosphère (plus de 2'000 explosions officielles recensées entre 1945 et 1998, dont le quart dans l’atmosphère). Dans un bilan qu’il faudra bien tirer un jour, on pourra de fait sauver les sciences modernes, qui ont ouvert un univers incroyable, coloré, magnifique, astucieux, surprenant, miséricordieux, toujours inattendu, sachant cependant que, comme toutes les choses dans ce monde de la dualité, elles sont profondément ambivalentes. Le pire de leur usage n’est plus à démontrer, et bellement résumé dans le seul titre de cet ouvrage, par ailleurs parfaitement documenté : Le monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée contre le vivant (Jean-Marc Royer, 2017).
[2] les stocks américains : les marchés boursiers, "Wall Street" et compagnie.
[3] La lettre de Saint-Exupéry, qu’il faut lire ici, est rédigée en juillet 1943 à la base de La Marsa en Tunisie, celle de Tolkien l’est à Oxford, en janvier 1945.
Le premier, né en 1900, se bat alors dans ces avions qu’il a adoré dans sa jeunesse et qu’il en est venu à ne plus aimer dès lors que, enrôlés dans le monde moderne, ils nous font perdre tout contact charnel avec la vie, le vent, l’amour ; le second, né en 1892, se bat avec sa plume pour reconstruire un monde, une terre et une jeunesse si affreusement martyrisés et profondément blessés au cours de la grande Guerre, pour faire vivre encore l’amour des choses, des lettres et des cartes, la passion des histoires, la langue chantant les étendues vivantes, la culture et l’esprit, la Vie.
[4] remplacer l’Allemagne de 1943 par l’Ukraine de 2024, les belligérants de 1943 par ceux de 2024 – ou comme vous voulez, en fait.
[5] Macron reprend, une vingtaine d’année plus tard, la tactique américaniste de Bush jr. et des neocons – l’impérative « guerre contre le terrorisme », dont la nullité du terme et l’hypocrisie fut abondamment dénoncée par les militaires rappelant qu’on ne mène pas de guerre contre une méthode ; l’impérieuse injonction du « ou vous êtes avec nous [et vous allez en guerre avec nous], ou vous êtes contre nous », etc., etc. –, tous « éléments de langage » remplaçant tout débat et qui furent ressortis à l’encontre des Gilets Jaunes, à l’occasion du Covid, à l’évidence contre la Russie… Avec ceci, pour hausser symboliquement la chose au-delà des polémiques circonstancielles, et je suis là ce qui fut pensé et écrit sur ce site [ici ou là], que le « 11-septembre » de Macron, qui a tenté de provoquer, à l’échelle de la France, une réplique de la rupture dans l’espace-temps de 2001, fut l’incendie de Notre-Dame de Paris, en avril 2019. Avec ceci toutefois que la profondeur historique du symbole, la hauteur spirituelle qui a présidé à son élévation, et l’ancrage charnel et artisanal de l’œuvre ont suscité presque l’exact contraire (réveil eschatologique), sur un mode souterrain et silencieux, du choc bruyant de New-York (sidération). Conjugué aux canicules qui ont suivi et n’épargnent plus désormais aucune des régions de la planète, qui affectent depuis trois ans en un même événement planétaire la Terre entière et jusqu’aux océans eux-mêmes, le symbole et l’image sont de taille (comme diraient les maçons qui y ont œuvrés et qui y œuvrent encore…).
[6] Cette intelligence au sujet duquel David W. Orr (dans Earth in Mind, 1994) se demande s’il est possible que l’on soit devenu avec le temps (avec le Progrès) de « plus en plus astucieux et de moins en moins intelligent » [de plus en plus bête], j’ai nommé l’hubris de la raison, l’enfermement dans le mental, le parasitage du charnel par le technologisme, la fermeture au silence, à la Vie…
Références :
Antoine de Saint-Exupéry, Un sens à la vie, Gallimard (1956).
J.R.R. Tolkien, Lettres, Christian Bourgois éditeur (2005), p. 219.
« Lettre de Saint-Ex pour notre Fin des Temps », Ouverture libre du 11 mars 2024, dedefensa.org, URL : https://www.dedefensa.org/article/lettre-de-saint-ex-pour-notre-fin-des-temps.
« "Je trouve tout cela si bizarre" », Journal dde.crisis de Philippe Grasset du 11 mars 2024, un peu plus tard, dedefensa.org, URL : https://www.dedefensa.org/article/je-trouve-tout-cela-si-bizarre.
Grand merci à Nicolas Bonnal pour avoir ressortis la magnifique lettre de Saint-Exupéry, et immense merci bien sûr à notre capitaine toujours aussi vaillant.
Très cordialement.
12 mars 2024
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