Ni ANDO
11/11/2008
Cette volonté expansionniste a au moins quatre raisons. Dabord, la grande jeunesse de lunité allemande, unité accomplie par la guerre, par Bismarck, en 1870 et sur le dos de la France. On peut concevoir quune nation aussi récente se sente mal assurée de son avenir dans une Europe dont les nations sont en grand partie unifiées depuis des siècles. Lexpansionnisme est alors une affirmation de puissance visant à donner une justification et un contenu à lunité (celle-ci permet une politique expansionniste à laquelle navaient pas accès de petits Etats allemands fragmentés). Ensuite, lAllemagne est très tard venue dans la création de grands empires coloniaux. Les places sont déjà été prises depuis le congrès de Berlin de 1905. Il ne reste à lAllemagne (à part quelques zones en Afrique sub-saharienne) que peu de choses à conquérir. Privée dempire, lAllemagne ne peut alors agir quen Europe (on retrouve en 1941 cette obsession de lexpansion manquée dans la volonté de « coloniser » lespace russe avec lopération Barbarossa de juin 1941 (colonisation qui suppose dailleurs explicitement la nécessité danéantir une partie importante de la population soviétique). La troisième raison est évoquée par lEtasunien David Fromkin, historien (université de Boston) dans son ouvrage « Le dernier été de lEurope Qui a provoqué la Première guerre mondiale ? ». Ecrit en 2004, et à la lumière de la mise à jour de nouvelles archives, Fromkin établit la responsabilité particulière de lAllemagne dans le déclenchement du conflit. Loin dêtre le résultat malheureux dun concours de circonstances (le jeu des alliances) la guerre a été voulue et recherchée par Berlin en 1914. Fromkin rappelle la véritable terreur que lexpansion économique accélérée de lempire russe suscitait parmi les élites allemandes, qui voyaient jour après jour un géant industriel et économique se développer à leurs frontières. A leurs yeux, à défaut dune guerre, rien ne pouvait stopper laffirmation dune puissance russe appelée à rattraper lAllemagne. Cette guerre était vue comme « préventive »
Mais il est une quatrième explication qui, effectivement, pourrait se rattacher à une interprétation « structurelle » du phénomène expansionniste allemand. Cest la structure anthropologique de la société allemande où la famille souche, et les règles dhéritage qui en découlent (cf. Emmanuel Todd), créent des liens familiaux marqués par des rapports dautorité et obligent les enfants (sauf laîné) à chercher fortune ailleurs.
A loccasion de la commémoration du 11 novembre il est bon de rappeler la contribution décisive de nos amis russes en 1914. La France ne se bat pas seulement contre lAllemagne, elle se bat contre la « Triplice » (Allemagne, Autriche-Hongrie, Turquie). En août 1914, la « Triplice » engage 72 divisions sur le front russe. Lacharnement des combats oblige lAllemagne à étoffer sans cesse ce front en prélevant des unités sur le front français. En décembre 1914, la Triplice oppose 101 divisions à larmée impériale russe (dont 40 allemandes), et 97 à la France. En août 1915, les effectifs sont montés à 65 divisions allemandes sur le front russe contre 73 sur le front français. En janvier 1917, cest 187 divisions que la Triplice engage contre la Russie (49% du total) contre 131 contre la France (34%). « Vers la fin de 1914, lintensité de la lutte sur le front russe imposera à larmée allemande une attitude défensive sur le front de France. Elle sera maintenue jusquen février 1916. Quand, en 1916, les Allemands attaqueront en France [Verdun], il sera trop tard, ils ne seront plus capables dentamer les forces alliées » - Général. S. Andolenko (« Histoire de larmée russe » Ed. Flammarion 1967).
Les deux fronts, français et russes, sont liés. On ne peut comprendre certaines décisions prises par les généraux français et russes si on oublie ce fait. Quand la pression allemande devient insupportable sur le front français, les Français demandent aux Russes de lancer des offensives afin dobliger le Kaiser à alléger son dispositif et de transférer des troupes sur le front russe. Même chose pour les Russes qui demandent également, à des moments critiques, aux Français de lancer des offensives dans le même but. Cest ce jeu de bascule entre les deux fronts qui permet, en fin de compte, à larmée française de ne pas être emportée en 1914 et 1915.
Sans la contribution cruciale de leffort de guerre russe la France eût été dans limpossibilité absolue de tenir tête à lAllemagne. Elle aurait certainement été vaincue dès 1914, comme elle lavait été en 1870. Lors des guerres perdues de 1870 et 1940, la France combattit seule. En 1914, larmée allemande est la plus puissante dEurope, la mieux équipée et la mieux entraînée. Depuis 1870, les écarts démographiques et industriels des deux pays nont cessé de sélargir. David Fromkin, écrit que « le 4 mars 1913, Poincaré soutint un projet de loi visant à prolonger de deux à trois ans le service militaire; cette mesure semblait la seule façon possible de compenser lavantage du nombre que possédait lAllemagne, qui comptait une population de 70 millions dhabitants contre 40 en France ». En 1910, les potentiels industriels français et russes réunis équivalent celui de lAllemagne, alors la plus grande puissance industrielle du continent européen (lAllemagne du Kaiser est le seul pays dEurope en 1914 où le nombre douvriers dépasse celui des paysans).
Selon une estimation russe donnée en 2004 les armées russes perdront alors au moins 1,7 millions dhommes au combat (et 5 millions de blessés et mutilés) en trois ans de guerre (autre évaluation : 2,5 millions de tués et 3,8 millions de bléssés), contre prés de 1,8 millions de tués pour les armées autrichienne et allemande sur le front russe (1,4 million pour larmée française). Lécart des pertes militaires sexplique par la puissance de lartillerie lourde allemande, mieux dotée que la russe (dans un rapport de 2,5 contre 1, situation que lon retrouve également sur le front français en 1914), mais tient surtout à limpréparation relative des armées russes en août 1914, fortement sous-équipées jusquà la fin de 1915, excepté pour lexcellentissime Garde Impériale (elle constitue une armée à part entière en 1914). Malgré tout, notent les observateurs, lindustrie a réussi en 1916 sa reconversion à la production de guerre, ce qui témoigne de sa maturité et de lessor général de léconomie russe après 1905.
En 1914, bien que son économie soit encore essentiellement agricole, lEmpire russe est déjà la troisième puissance économique du continent, rattrape son retard industriel à marche forcée, et vient de recouvrer son indépendance financière à légard de lEurope de lOuest : en 1914, le capital russe contrôle 51% de léconomie nationale contre 35% en 1905. Cet essor qui sest accéléré encore à partir de 1905 fait désormais craindre à lAllemagne lémergence dun géant économique rival en Europe. D. Fromkin note que « la taille gigantesque de la Russie, jointe au fait quelle sindustrialisait avec une vitesse stupéfiante grâce au soutien financier de la France, était en train de faire de lempire tsariste un rival potentiel de lAllemagne en tant que puissance suprême du continent ». La caste militaire prussienne, représentée par von Moltke et Falkenhayn, le ministre de la Guerre, considère depuis au moins 1905 que l’Allemagne doit provoquer le plus tôt possible une guerre préventive contre la Russie et son allié la France. En fait, « à partir de 1879, les plans de l’Allemagne partirent tous de l’hypothèse où elle aurait à affronter la France et la Russie ». D. Fromkin. A tort ou à raison, l’Allemagne craint la montée en puissance rapide du géant russe et croit que si la France et la Russie peuvent être battues en 1914, c’est l’Allemagne qui le serait en 1916 ou 1917. Théobald von Bethmann-Hollweg, chancelier de l’Allemagne de 1909 à 1917, ne fait que refléter les craintes, exagérées et teintées d’une certaine paranoïa, de la classe politique allemande lorsqu’il déclare que l’Allemagne est « complètement paralysée », cernée par les puissances alliées que sont alors la France, la Russie et la Grande-Bretagne et que « l’avenir appartient à la Russie, qui ne cesse de grandir, de grandir, et devient de plus en plus un cauchemar pour nous ». Il voyait l’Autriche-Hongrie finir par s’allier avec la Russie pour se retrouver dans le camp des vainqueurs, l’Allemagne serait alors seule et impuissante sur la scène internationale. Sortir dun isolement quelle a elle-même initié, et briser un challenger russe dont la puissance ne cesse de se développer sont les deux facteurs qui incitent lAllemagne à provoquer le premier conflit mondial. Après létude de nouvelles sources allemandes et autrichiennes, D. Fromkin conclut que « lAllemagne a délibérément déclenché une guerre européenne pour ne pas être dépassée par la Russie » et relève que « les généraux allemands ont bel et bien décidé dentrer en guerre avant que la Russie ne mobilisât (31 juillet) et ce nest donc pas, comme on le prétend si souvent, la mobilisation russe qui a provoqué la guerre ».
Francis Lambert
11/11/2008
de G.Ferrero (eBooks en anglais)
NB : “Select format” RTF permet d’éditer le texte
1. Characters and Events of Roman History
From Cæsar To Nero - The Lowell Lectures of 1908
55 137 mots
http://manybooks.net/titles/ferrerog13201320813208-8.html
2. The Women of the Caesars
1911, 46 325 mots
http://manybooks.net/titles/ferrerog16321632416324-8.html
Pleins d’autres auteurs, en français aussi comme
Guillaume Apollinaire
- Alcools, 1913
- L’hérésiarque et Cie, 1910
- L’oeuvre des conteurs allemands: mémoires d’une chanteuse allemande, 1913
http://manybooks.net/titles/anon2645626456-8.html
Bertrand Dugaidéclin
12/11/2008
Un grand merci à Dedefensa pour la diffusion de ce texte magnifique et fondamental.
On peut lire une version en anglais du livre de Ferrero dont est extrait le texte de cet article
Europe’s fateful hour :
http://www.archive.org/stream/europesfatefulho00ferr/europesfatefulho00ferr_djvu.txt
Merci aussi a NI Ando pour son analyse historique fort instructive des thèses de Fromkin.
Ni ANDO
12/11/2008
C’est une approche très anthropomorphique de l’histoire qui est présentée ici, où l’on peut facilement assimiler l « idéal de puissance » à lego humain (Moi et mes besoins matériels infinis comme valeur centrale) et l « idéal de perfection » à la spiritualité humaine. Cest une grille de lecture marquée par une sagesse millénaire (bouddhisme et christianisme ont abondamment traité ces thèmes qui opposent le matérialise qui attache et aliène et spiritualité qui libère en se détachant des choses, la pauvreté rapproche de Dieu et de la vraie nature de lhomme tandis que lopulence len éloigne). Mais cest une grille de lecture qui ne peut être efficace que si lon admet lidée quune civilisation nest que lagrégation des motivations des individus qui la composent et la font vivre. Ce nest sans doute pas si évident. Ne serait-ce que parce que ces individus sont eux-mêmes manipulés par une longue histoire qui les dépasse et dont ils ne sont pas, en général, conscients : leurs motivations ne peuvent donc pas toujours être claires, y compris pour eux-mêmes. Ils sont aussi manipulés par les conséquences de leurs actes. Certes, lagrégation des actes dun grand nombre dAllemands méthodiques, organisés, matérialistes, aboutit à la création dune société particulièrement bien organisée, efficace, donc une société où un « idéal de puissance » apparaît facilement. Mais sans que cet idéal nait été consciemment formulé ou forcément voulu par ces mêmes Allemands. On regrette donc que Guglielmo Ferrero ne sintéresse pas à la genèse de ces « idéaux » et nexplicite pas la cause de leur apparition. En tout cas, appliqué aux révolutions du XIXieme siècle, ainsi quà la révolution française et à la révolution bolchévique doctobre on constate effectivement que ces révolutions ont toujours, immanquablement, conduit à un renforcement de lEtat, et donc à une victoire de l « idéal de puissance ». La révolution bolchévique marque ainsi une véritable avancée de cet idéal (encore accentuée par le stalinisme qui allait suivre le léninisme), voire une rupture complète avec la Russie traditionnelle, très spiritualiste. En définitive, l « idéal de puissance » est toujours une voie sans issue car, totalement centré sur lui-même, il recèle toujours en lui le germe de sa propre destruction.
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