geo
09/04/2009
Le « retour » de la France à lOTAN :
fausses raisons et vraies conséquences
http://www.infosentinel.com/info/news_49.htm
Pour les avocats dune réintégration pleine et entière dans lOTAN, ce « retour » est dautant plus naturel que, dans les faits, il est déjà quasiment acquis. Il est vrai que sur le plan politique, la France na jamais cessé sa participation de plein droit dans lAlliance, et que sur le plan militaire un rapprochement « à petit pas » fut amorcé dès le début des années 1990. Après la guerre dans les Balkans et la possibilité accordée pour la mise sous commandement OTAN des unités françaises dEurocorps, la France annonce en 1995, dans le cadre dune première tentative de réintégration initiée par le Président Chirac, quelle participera de nouveau aux réunions des ministres de la défense de lOTAN et que son chef détat-major retournera au Comité militaire. (Traditionnellement, le chef de la mission française à lOTAN était physiquement présent pendant les délibérations du Comité militaire, mais ne sexprimait pas, siégeant en bout de la table, tout près de la porte pour pouvoir quitter la salle lorsquil était question du nucléaire). Résultat des courses : la France participe aujourdhui à toutes les instances intergouvernementales de lAlliance, à lexception du Comité des plans de défense (qui vise en théorie, par le biais dobjectifs censés être incitatifs à défaut dêtre directifs, à coordonner les politiques de défense des alliés, préparation et équipement des forces compris) et le Groupe des plans nucléaires (à propos duquel le ministre Kouchner, auditionné mi-février à lAssemblée nationale en compagnie de son collègue Hervé Morin tenait à rassurer qu« il nest pas question de remettre en cause la totale autonomie de la force nucléaire française »).
Pour ce qui est du commandement militaire intégré, la participation française, limitée et ciblée, est pour le moment régie par laccord dit « Flag to posts » de 2004, prévoyant linsertion (avec maintien sous contrôle national et la possibilité de retrait à tout moment) de 110 officiers français dans les états-majors de lAlliance. Comme lavait fait remarquer le rapport intitulé « Les enjeux de l’évolution de l’OTAN » du Sénat en juillet 2007 : cette présence française au sein du commandement intégré « reste extrêmement modeste ». Du moins en termes quantitatifs, et comparée aux chiffres affichés par les autres pays membres (environ 1 % de l’effectif total dans les états-majors multinationaux où la présence américaine avoisine les 2 800 personnes, celle de la Grande-Bretagne et de lAllemagne plus de 2 000 personnes chacune, les Italiens comptant environ 1 200 militaires intégrés et les Turcs près de 600).
Par ailleurs, si la position singulière de la France nest pas sans incidences pour sa contribution au budget commun des alliés, celle-ci est des plus significatives et va déjà croissant. Ne participant quà une partie des dépenses militaires, la France figure néanmoins au 5ème rang des contributeurs financiers de lOTAN. Or le budget de lAlliance a ceci de particulier que (1) il est en augmentation rapide (il sest accru de 20% entre 2003-2007, avec la contribution française progressant de 50% durant la même période) ; (2) il fait lobjet de tentatives insistantes de la part des US et les pays euro-atlantistes pour élargir davantage le champ des financements en commun ; (3) le calcul des parts de chacun est tout sauf arithmétique : comme lavait noté un rapport du Service de recherches du Congrès américain « lorsque le partage des fardeaux est négocié, lAlliance prend en compte les responsabilités globales des Etats-Unis en matière de sécurité ». Concernant la France, daprès une audition dexperts devant le Sénat, une participation pleine et entière aux structures de l’Alliance devrait se traduire par un surcoût annuel de l’ordre de 85 millions d’euros pour Paris (sur une contribution de 170 millions d’euros par an actuellement). Soit une augmentation équivalente, en elle-même, au triple de ce que la France avait versé annuellement à lOTAN entre 1966 et 1996.
Force est de constater, par ailleurs, que les spécificités du statut de la France à lOTAN nempêche en rien le pays de figurer parmi les principaux contributeurs en forces aux opérations de lAlliance, ni les officiers français dassurer le commandement de lensemble des forces alliés sur le terrain, comme ce fut déjà le cas à plusieurs reprises, notamment au Kosovo et en Afghanistan. En effet, il y a aujourdhui davantage de troupes françaises déployées sous bannière OTAN que sous commandement de lONU ou de lUnion européenne. Dans la même logique, la France participe aussi, et de façon très significative, à la NRF (NATO Response Force ou Force de réaction de lOTAN), de même quà la vaste majorité des programmes dinvestissement. Mais si ce sont autant darguments en appui du raisonnement « on est déjà dedans ou cest tout comme », ce même raisonnement coupe lherbe sous les pieds de ceux qui voudraient faire croire que la réintégration envisagée est essentiellement une démarche technique. Et montre quil sagit, au contraire, dune décision hautement politique. Or, sur ce plan, il ny absolument rien qui la justifie.
Premièrement, quand bien même le processus de réintégration pourrait être conduit sans perte réelle dautonomie (ce qui exigera une vigilance continue, en particulier sur la question des modalités dengagement des forces sur les théâtres dopération, du financement en commun, des projets dinvestissement), du fait du message quil envoie la France risque de voir sa marge de manuvre automatiquement réduite. Car si les partisans du retour se plaisent à observer que la portée de la singularité française au sein de lOTAN est aujourdhui plus symbolique que pratique, la symbolique, justement, du retour aura inévitablement des répercussions pratiques. Les dirigeants français ont beau marteler les principes quils avaient posés (maintien de lautonomie de décision, exclusion de tout engagement automatique dans les opérations et absence de forces placées sous le commandement de lOTAN en temps de paix), il ya peu de chance que les partenaires de la France dans le monde entier soient réceptifs à ce genre de subtilités. La perception sera unanime et sans équivoque. Ce nest pas un hasard si lancien Premier ministre Villepin qualifie la réintégration de « faute ». Pour lui, « ça banalise le rôle de la France ( ) la situant clairement dans les bataillons de lOTAN ». Le « mauvais signal » dalignement quune telle décision envoie entraînera forcément un « rétrécissement » de linfluence diplomatique de la France.
Deuxièmement, les arguments « pro-OTAN » non seulement nient ces évidences, mais prétendent même que de par cette décision la France renforcerait sa capacité dinfluence. Tant par rapport à lAmérique quau sein de lAlliance. Daprès ce raisonnement, en « normalisant » sa position, la France pèsera davantage sur les évolutions en cours à lOTAN, et ses interlocuteurs à Washington seront plus enclins à prendre en compte ses vues et ses positions après cette belle démonstration dallégeance. On verra. Ou plutôt : cest déjà tout vu. Regardons dabord lOTAN. Avant de faire léloge du « choix de la responsabilité », titre de sa tribune dans le quotidien Le Figaro en février dernier, le ministre de lIntérieur (et ex-ministre de la Défense) Michèle Alliot-Marie avait elle-même noté que « le statut singulier de notre pays au sein de lAlliance lui permet de faire entendre sa voix et dêtre écoutée ». En effet, loin des chimères sur une hypothétique future influence française à lOTAN, la réalité est que pour les 25 pays non-US de lorganisation la seule capacité qui reste est celle de la résistance.
Léquation est toute simple : pour lAmérique, lAlliance atlantique lui appartient. Des microphones laissés allumés par inadvertance aux télégrammes diplomatiques ébruités, de nombreux incidents sont là pour témoigner que les « diktats » et les « oukases » reçus de Washington sont compris et ressentis comme tels par les alliés et, la plupart du temps, acceptés. Sy ajoute lusage abusif de la « procédure de silence », méthode consistant à appliquer la règle « qui ne dit mot consent », pour forcer les consensus derrière les propositions venant du premier des Etats membres. Dans ces conditions, et vu les pressions énormes que les Etats-Unis sont habitués à exercer sur leurs alliés (dont 24 sont en situation de dépendance par rapport à eux depuis des décennies), on peut se demander si cest à partir dune position originale ou dune place alignée quun pays membre aurait, a priori, plus de chance de résister.
Il reste néanmoins lespoir de sériger en meilleur ami de lAmérique et attendre béatement de pouvoir influencer Washington en contrepartie des gages de fidélité successifs. A cet égard, lexemple britannique est à méditer. Soixante ans de bons et loyaux services, en effet, nont pas été sans conséquence. Comme la résumé lex-président de la Commission de Renseignement de Sa Majesté, M. Rodric Braithwaite : « Contrairement aux Français qui avaient préféré suivre un chemin plus solitaire, mais indépendant, la coopération avec les Américains a privé les Britanniques de la plupart de leur indépendance. » Il sensuit que : « Dans une guerre réelle, les forces britanniques ne pourront plus opérer que faisant partie intégrante des forces américaines, sous commandement américain, et servant des intérêts américains ». Voilà qui a le mérite dêtre clairement dit.
Pour une illustration récente, il suffit de jeter un coup dil sur la prestation du Premier ministre Blair dans laffaire irakienne et sur sa « récompense » en termes dinfluence. Côté politique, lambassadeur britannique a lui-même avoué par la suite que Londres navait pas été tenu au courant (encore moins associé à lélaboration) des plans de laprès-guerre. Côté militaire, quelques révélations de la presse ont mis en exergue quune fois placées sous commandement américaine, les forces britanniques ne disposent plus de leurs propres moyens (incident emblématique dès le début de lopération Iraqi Freedom : les troupes britanniques engagées au sol auraient eu besoin de lappui de leurs propres avions mais leurs appels sont restés sans effet. Le commandement américain a préféré envoyer les appareils britanniques à lappui des forces US en plus des avions US). Côté diplomatique, Londres na pas vraiment eu plus de succès. En témoignent les efforts de plus en plus désespérés déployés par Tony Blair pour pouvoir afficher ne serait-ce quun semblant de contrepartie en échange de son soutien inconditionnel. Washington ne leur a pas donné de suite ni sur le dossier israélo-palestinien, ni sur celui du changement climatique. Pour une fois, lex-chancelier Schröder a mis plein dans le mille en faisant le constat que « sur le pont » (que la Grande-Bretagne croit constituer entre les deux rives de lAtlantique) « la circulation est à sens unique ».
Troisièmement, et pour clore ce petit aperçu des arguments fallacieux, il nous reste les élucubrations sur les progrès que la réintégration française à lOTAN précipiterait en matière de lEurope de la Défense. Afin dessayer de convaincre sur ce dossier, les militants pro-OTAN ont commencé par réchauffer le mythe de la complémentarité entre lAlliance atlantique et la PESD. « Les deux vont ensemble », répète le chef de lEtat à qui veut lentendre, et daprès le ministre de la Défense, ce constat vient de « lintuition géniale du Président ». Soit. Mais dans ce cas, ses conseillers doivent être affreusement en retard. Car léloge de la complémentarité est, depuis quinze ans, un exercice obligatoire dans tous les discours et débats. Il nen comporte pas moins deux erreurs fondamentales. Dune part, dans lacception partagée par lAmérique et la plupart des gouvernements européens (mais pas la France) la complémentarité signifie, bien entendu, celle de lEurope par rapport à lAmérique et pas vice versa.
De lautre, si poussées au bout de leurs logiques respectives, lOTAN (cadre institutionnel de la mise sous tutelle US de lEurope) et la PESD (ambition dune autonomie de décision et daction de cette même Europe) non seulement ne sont pas complémentaires, elles sont tout simplement incompatibles. Comme lavait observé, devant la Commission de la Chambre des Communes britannique un des experts auditionnés dans le cadre dune série de consultations sur « Lavenir de lOTAN et lEurope de la défense » : la contradiction entre les deux peut être gérée « tant que la PESD n’est pas très sérieuse ». Toutefois, si la PESD devenait vraiment sérieuse, « il pourrait y avoir une incompatibilité », et il serait possible d’envisager une situation dans laquelle « la main gauche pourrait commencer à se battre avec la main droite ».
Pour ce qui est de largument selon lequel la France réintégrée dans lOTAN rassurerait ainsi ses partenaires sur ses intentions, et les rendrait donc plus ouverts à son projet dune défense européenne indépendante, il est, hélas, sans aucun fondement. Prenons lexemple du rapprochement annoncé par le Président Chirac en 1995. Si la décision française a certes réchauffé latmosphère dans les salles de négociation, cétait sans impliquer un infléchissement quelconque dans les positions de fond. Au contraire, cest la fin de non-recevoir brutale opposée par le Président Clinton aux demandes françaises (révélant ainsi au grand jour la détermination américaine à ne pas céder une once de contrôle) qui a enfin amené les Européens à envisager une véritable percée (avec le lancement de la défense européenne, en 1998, en dehors de lOTAN, sous bannière UE). En règle générale, ce nest que les échecs transatlantiques cuisants et les humiliations spectaculaires infligés par lAmérique qui peuvent faire bouger, un tant soit peu, les blocages persistants sur le chemin dune émancipation européenne en matière de sécurité. Or, il y a tout lieu de penser que, sur ce plan, nous serons servis.
Petit inventaire des conflits à venir
La distance de la France par rapport aux structures de planification et de commandement intégrées nest pas seulement, et pas essentiellement, technique, mais elle est avant tout politique. Comme lavait décrit Jean de la Guérivière dans son excellent livre intitulé Voyage au cur de lOTAN : « lhabituelle confrontation franco-américaine fait partie du paysage de lOTAN. Il nest pas de communiqué à lissue dune conférence ministérielle sans, au préalable, une guéguerre des ajouts et des suppressions de mots entre les représentants de la puissance tutélaire et lenfant terrible de la famille atlantique. ( ) Du côté français, on est persuadé de dire haut et fort ce que les autres pensent sans oser sexprimer. On parle de micro-climat atlantique à propos du refus des autres Alliés de sopposer publiquement aux Etats-Unis. Les autres se cachent sous la table, dit-on à la sortie de certaines séances houleuses. »
La France se singularise donc avant tout par ses positions politiques et diplomatiques qui contrastent souvent avec la majorité pour ainsi dire automatique dont bénéficient, bon gré mal gré, la plupart des propositions américaines. Le général Craddock, actuel commandant suprême des forces alliés en Europe (et patron du commandement « Europe » des forces armées des Etats-Unis) nest sans doute pas sans penser à Paris lorsquil déclare, en février dernier, devant lAssemblée parlementaire de lOTAN, que « si dans la grande famille otanienne on est daccord sur les menaces et les défis auxquels lAlliance devrait faire face, nous ne sommes pas nécessairement daccord sur le qui, le où, le quand et le comment ». Vu sous cet angle, le positionnement spécifique de la France dans les structures militaires de lAlliance apparaît clairement comme le reflet dune exception française qui va bien au-delà dun tel ou tel arrangement. Toute la question est donc de savoir si le « retour » plein et entier dans le commandement intégré se traduira-t-il par une reconversion à la pensée unique. Rien nest moins sûr. Pour sen rendre compte, même un rapide survol de quelques dossiers contentieux suffit.
Premier domaine daffrontement : lélargissement fonctionnel et géographique de lAlliance. A linstar de ses prédécesseurs, le gouvernement actuel ne cesse de souligner quil faut soi-disant « recentrer » lOTAN. La position du ministère de la Défense, explicitée en novembre 2007 en réponse à une question parlementaire ne laisse aucun doute sur ce point. Daprès elle, les clins dil de lOTAN en direction des missions civiles, des ex-Républiques russes et des pays partenaires en Asie et en Océanie « visent, sous l’impulsion des États-Unis, à transformer l’OTAN en une organisation de sécurité à vocation globale, tant géographique que fonctionnelle. » Or la France défend toujours une vision beaucoup plus traditionnelle : « estimant que l’OTAN ne doit pas devenir une organisation englobant des compétences disparates qui n’auraient plus aucun lien avec son cur de métier », elle veut « recentrer l’approche sur les besoins réels et la valeur ajoutée militaire de l’Alliance ».
En se réclamant de ce quelle appelle une approche réaliste et pragmatique, Paris avance en réalité un agenda politique alternatif. La France revendique le respect de considérations ayant trait à la défense européenne, à lONU et à la Russie. La diplomatie française est dabord extrêmement réservée par rapports aux projets de « partenariat global » (association plus étroite aux travaux de lOTAN de pays géographiquement certes éloignés de lespace « euro-atlantique », mais fidèles alliés des Etats-Unis), visant, en somme, à la création dune sorte de grande « alliance des démocraties ». Laquelle aurait, dune part, la vocation à peine cachée de se substituer à lONU, et risquerait, de lautre, de figer une logique de bloc à bloc entre « lOccident » et le reste du monde. Pour ce qui est dun nouvel élargissement de lAlliance, dans une direction susceptible dirriter Moscou, les réticences françaises sont bien connues. En prélude au sommet de Bucarest de lan dernier, cétait au Premier ministre Fillon de déclarer, à propos de ladhésion de lUkraine et de la Géorgie : « ce nest pas la bonne réponse à léquilibre des rapports de puissance en Europe et entre lEurope et la Russie ». Pour ce qui est du facteur PESD, la France veille surtout à ce que lAlliance, de par lextension du champ de ses missions, nempiète pas sur « les capacités et les potentialités de la défense européenne ».
En effet, les relations entre lOTAN et lEurope de la Défense sont un sujet de discorde de prime importance. Le ministre Hervé Morin sest senti obligé, toujours avant le sommet de Bucarest, que « LEurope na pas vocation à être lagence civile de lOTAN. » En effet, la France doit exercer une vigilance permanente par rapport à la volonté américaine à maintenir la défense européenne sous la tutelle de lAlliance. De manière révélatrice, lors de la définition des priorités de sa présidence de lUE, la France na pas fait grand cas des lignes rouges de Washington. Quil sagisse dune base industrielle et technologique indépendante, dun caucus européen dans lOTAN ou dun quartier général européen autonome. Lopposition américaine sur ces sujets, menée avec la même insistance sous Clinton et sous Bush, nest pas près de disparaître sous la nouvelle administration. Comme lavait noté lex-secrétaire dEtat français aux affaires européennes Jean-Pierre Jouyet en décembre dernier : il faut être « très prudent et très vigilant sur l’articulation entre ce qui relève de l’OTAN et de la Politique européenne de sécurité et de défense. Avec les Etats-Unis, les choses ne seront pas forcément plus faciles ».
La même chose pourrait être dite à propos de lorganisation interne de lAlliance atlantique, autre grand dossier polémique. Cette organisation se caractérise, sans surprise, par la mainmise absolue de lAmérique. Les journalistes ne sy trompent pas, par ailleurs. Quand il sagit des résultats des délibérations du Conseil atlantique, personne na dyeux (et doreille) que pour ce que disent les diplomates des Etats-Unis. Déjà le représentant de lAmérique (et lui seul) a le droit, paraît-il inné, de sexprimer devant la presse juste après le Secrétaire général, sur un pied dégalité. Mais surtout, au cas où quelquun naurait pas compris que pour les textes de lOTAN la seule interprétation possible est la leur, les Américains veillent à ce que, à côté des documents officiels des sommets et réunions soient déposés des textes du genre « interview avec un haut responsable américain », juste pour savoir à quoi sen tenir.
Sur le plan strictement militaire, lemprise américaine se fait sentir de la même manière. De ce point de vue, le fait que le poste du SACEUR (commandant suprême des alliés en Europe) est, dès le début, toujours occupé par un Américain (qui est en même temps, comme on la vu, le chef du commandement « Europe » de larmée US), nest que la partie émergée de liceberg. Pour linstant, on se contentera dévoquer une seule illustration (dautres suivront), celle de la récupération du pilote OGrady en juin 1995. Une fois la nouvelle arrivée de lavion américain abattu au-dessus de la Bosnie, cest lheure de vérité. Se comportant « comme en pays conquis dans les centres décisionnels de lOTAN » raconta un général italien outré à Jean de la Guérivière, les Américains ont éjecté les personnels européens de la salle des opérations et, pendant une semaine, se sont mis seuls aux commandes. Non pas que ce soit une surprise. Comme lavait remarqué Joachim Bitterlich, ancien conseiller européen, diplomatique et de sécurité du Chancelier Kohl, lors de son récente audition devant la Commission du Livre blanc : « les Américains se trouvent dans une situation commode à travers lOTAN, car ils ont le dernier mot et que tout dépend deux ».
Lex-ambassadeur de lAllemagne auprès de lAlliance y a ajouté en guise de conclusion que « lidée dun caucus européen apparue dans la première moitié des années 1990 est une horreur pour les Américains ». Or, il sagit là du cheval de bataille préféré du Président. Lintention déclarée par Nicolas Sarkozy de « renforcer le pilier européen de lOTAN » a remis à lordre du jour la question épineuse dune coordination plus poussée entre Européens au sein de lAlliance. Or, les Etats-Unis (toutes tendances politiques confondues) sont toujours farouchement opposés à lidée, et les Européens toujours profondément divisés. Daprès des membres de la délégation française à lOTAN (propos cités dans le numéro de septembre 2008 de European Security Review): « Si on essayait de créer un caucus européen à lintérieur de lOTAN, les Américains réagiraient très brusquement et probablement quitteraient lOTAN. Par conséquent, personne ne songe plus à établir un caucus UE dans lOTAN ». Dautant que « Quand une fois lAllemagne (la Délégation allemande) a tenté dorganiser un petit déjeuner avec les Etats membres de lUE, les nouveaux Etats membres et la Grande-Bretagne étaient très réticents. Ils disaient quils ne pouvaient accepter aucune sorte de caucus UE dans lOTAN. Ils ont même dit que si un caucus UE se créait à lOTAN, ils allaient pousser pour un caucus OTAN à lUnion européenne ». Autant pour l« européanisation » de lAlliance.
Après les questions dexpansion (fonctionnelle/géographique), darticulation (avec lUE) et dorganisation interne, les dossiers pratiques ne sont pas forcément plus consensuels. Quant aux frais associés aux opérations et aux équipements, la France est contre lélargissement du champ des financements communs nul besoin de subventionner (encore davantage) lindustrie US, ni le zèle ultra-atlantiste des nouveaux venus de lEst. Dans la même veine, Paris regarde avec suspicion les initiatives de mise en commun de certaines capacités dans une Alliance finalement sous contrôle américain et sattache au maintien des restrictions nationales sur lemploi des forces lors des opérations de lOTAN (les fameux caveats). Doù aussi les réserves françaises par rapport aux initiatives dattirer sous la coupe de lOTAN les forces spéciales, un domaine aux règles dengagement particulières et par essence opaque. Pour ce qui est de la défense antimissile, la France semploie avant tout à éviter toute confusion, conceptuelle et de financement, entre le programme américain et les travaux que lAlliance est en train de mener dans ce domaine. Ceci en plus duvrer à la mise au point des bases technologiques dune alternative européenne (voir : Brèves transatlantiques). En matière darmement, la politique française sefforce surtout déviter, autant que faire se peut, que la « standardisation » entre alliés ne serve de prétexte pour imposer lachat « sur étagère » du matériel américain.
Finalement, il reste encore quelques questions « philosophiques ». A commencer par celle autour de la nécessité dune légitimation internationale. Concrètement, le débat entre ceux qui, comme la France, continuent à soutenir quavant toute intervention armée il faut tout faire pour obtenir le mandat des Nations Unies (ne serait-ce que par souci dassurer, via la légitimité quune telle autorisation confère à toute action, la stabilité) et ceux qui, avec en tête les Etats-Unis, soutiennent que lorganisation extraordinairement démocratique, pacifique, efficace et bienveillante quest lOTAN constitue en elle-même une source de légitimité amplement suffisante. Dans un autre registre, les débats autour du rôle de la technologie et les modalités de la « transformation » doctrinale et capacitaire de lAlliance mettent en scène des conceptions diamétralement opposées (lune uniformisante et mécanique, lautre plus nuancée et historique) sur la nature même de la conduite de la guerre et la résolution des conflits. Or, comme lavait constaté un autre rapport parlementaire, celui-ci consacré, en 2007, au sujet des Evolutions des relations transatlantiques en matière de défense : « Les travaux de lAlliance en matière de transformation sont de fait très largement inspirés par ceux de la structure américaine ». Notons tout de suite que ce nest pas la présence, aux postes de commandement symbolique, dEuropéens, fussent-ils Français éventuellement, qui changerait quoi que ce soit à la réalité de linfluence écrasante quexerce sur le commandement OTAN en charge de ces travaux (ACT : Allied Command Transformation, situé à Norfolk) son équivalent (et voisin dimmeuble) américain.
Surtout, il existe une incompatibilité des visions, entre la France et les Etats-Unis, concernant le contrôle exercé (ou pas) sur les activités militaires par responsables politiques. Dans la culture américano-otanien, après le déclenchement, sur décision politique, dune opération, cest normalement aux militaires de prendre les commandes. Pour la France, par contre, les autorités politiques doivent garder un contrôle aussi étroit que permanent. Ceci sur la base du principe que le contrôle doit se situer là où se situe la responsabilité, et afin dassurer, entre autres, la conformité des actions engagées avec les objectifs stratégiques. Doù les multiples reproches dobstructionnisme à lencontre de Paris et lagacement du Pentagone avec ce quils appellent la cauchemardesque « guerre en comité ». Mais avant tout autre chose, il en découle les difficultés passées et futures de la France à sinvestir dans une structure où, à lexception des autorités américaines, le contrôle réel risque déchapper aux gouvernements des Etats membres.
En témoigne, entre autres, lincident de laéroport de Pristina : au lendemain de la guerre au Kosovo, le SACEUR/général américain a donné lordre à un général britannique, chef des troupes OTAN sur le terrain, dengager des troupes russes pour le contrôle de laéroport, ce que le britannique Jackson a refusé catégoriquement. Les auditions au Sénat US ont révélé par la suite, que le général Clark a reçu ses instructions directement de Washington, sans implication dune quelconque structure otanienne. Mais même au cas où les autorités des Etats membres non-US de lOTAN ne sont pas contournées de manière aussi éclatante, la guerre au Kosovo a également montré (et la guerre en Afghanistan confirmé) que ce nest, au mieux, quà un contrôle partiel auquel elles peuvent prétendre.
Car dans toute opération de lAlliance, il existe deux chaînes parallèles de planification et de commandement. Lune est celle de lOTAN (dominé par les officiers US), tandis que lautre est, elle, exclusivement américaine. Quand le Président Chirac déclare, après la guerre, que « pas une seule frappe na été faite sans laccord de la France », son ministre des Affaires étrangères apporte une précision révélatrice en notant que « sur toutes les cibles OTAN proprement dites, nous avons eu notre mot à dire ». En effet, les forces aériennes engagées étaient de deux ordres. A côté des forces OTAN sous le contrôle politique du Conseil de lAtlantique nord (donc aussi des Européens), opéraient également des avions purement US, sous le contrôle direct du Pentagone. Ils passaient par des couloirs réservés aux vols américains et nont même pas été répertoriés sur la liste des alliés. Seul le commandant US, doublé de sa casquette SACEUR, fut en mesure dactionner les deux dimensions, et ce nest donc quau Pentagone quon pouvait avoir une vue densemble des opérations. En clair, dans les interventions OTAN, le vrai maître du jeu, cest le Département de la Défense, tant en matière de planification que de commandement. Les Européens, eux, sont obligés à recourir à toutes les astuces possibles et imaginables (comme lorsque la France, ainsi que lAllemagne par ailleurs, place son représentant au poste du commandant adjoint dont un des collaborateurs est chargé de vérifier les conditions demploi des forces nationales par la chaîne de commandement « OTAN »), sils souhaitent préserver un minimum de contrôle sur leurs engagements.
Sur chacun des dossiers évoqués, les fondamentaux de la position française ont jusquici été repris par le Président Sarkozy. La seule différence avec ses prédécesseurs étant un habillage beaucoup plus prudent et tactique. Sil y a quelquun dautre pour sopposer aux initiatives US (en loccurrence lAllemagne lorsquil sagit délargissements susceptibles dirriter la Russie), Paris préfère se faire discrète. Au cas où cela savère impossible, Paris multiplie les flagorneries atlantiques lors de létalage de ses arguments (du type « lOTAN ne devrait pas soccuper de missions civiles, mais plutôt rester aux opérations militaires dans lesquelles, tout le monde le sait, elle excelle »), et les références au « pragmatisme ». Si, pour une raison ou une autre, ces deux méthodes sont inutilisables et laffirmation dune position réfractaire devient inéluctable, cest avec la petite phrase passe-partout « « Vous savez le prix que j’attache à l’amitié avec les Etats-Unis », que le chef de lEtat prend soin de lintroduire.
Toujours est-il quavec son « retour plein et entier » à lOTAN, la France va pénétrer dans un champ de mines. Et il y aura dautant moins despoir de désamorcer les bombes à retardement que constituent les différents dossiers, quune fois la décision de réintégration annoncée, le contexte des discussions aura fondamentalement changé. Confronté au rétrécissement de sa marge de manuvre diplomatique dans le reste du monde suite à la perception dune France devenue, à son tour, un « caniche » de lAmérique ; constatant lévaporation de ses espoirs sur les contreparties en termes dinfluence et dans le domaine de lEurope de la Défense ; et face aux attentes dalignement automatique de la part des USA et des membres du sérail atlantique, le Président Sarkozy se retrouvera le dos au mur. Du coup, le scénario esquissé par Jean-Philippe Immarigeon dans son ouvrage Sarko lAméricain (2007) ne serait plus du tout à exclure: « Sarkozy présume de ses forces et se piège en sous-estimant lintransigeance américaine. Les Etats-Unis ne négocient jamais ( ) et ceux qui les rallient nont quune seule voie : unconditional surrender, la capitulation sans condition. Sauf à sy résoudre et à ouvrir une crise politique majeure en France, Sarko lAméricain sera un jour contraint douvrir une crise non moins majeure avec les Etats-Unis, et de précipiter sans le vouloir une résolution maintes fois remise ».
Article de la Lettre Sentinel 51, avril 2009
Hajnalka Vincze
Analyste politique indépendante, spécialisée sur les questions européennes, transatlantiques et internationales. Hajnalka a travaillé pendant sept ans pour lInstitut des Etudes Stratégiques et de Défense du Ministère hongrois de la Défense, en charge des dossiers «politique étrangère, de sécurité et de défense de lUE» et «rapports euro-américains». Enseigne «La politique extérieure et de défense de lUnion européenne» à lUniversité des Sciences sociales ELTE de Budapest. Responsable de «Lobservatoire des relations transatlantiques» pour La Lettre Sentinel.
© Sentinel, analyses et solutions
Pour poster un commentaire, vous devez vous identifier