Didier Favre
25/01/2021
Votre inconnaissance ressemble à ce que le sage fait dans la phrase que j'adore:
Quand un homme montre du doigt la lune, le fou regarde le doigt et le sage regarde la lune.
Pour moi, le sage lève les yeux, quitte le doigt et accepte d'être dépassé par ce qu'il voit. Il ne connaît pas la lune mais elle est là.
jc
25/01/2021
En regard de la citation de Denys l'Aéropagite (coucou Moïse) et de la phrase introductive de PhG ("en me référant à l’énigmatique dimension du verbe (...) alors que le monde ne semble plus faire qu’Un…", je mets ici, une fois encore, celle de René Thom (ES, p.216) , en rappelant une fois encore que, selon moi, l'intuition thomienne fondamentale vient des analogies "œuf totipotent"-"Dieu tout puissant"-"Être en soi"-"Un"-"fonction indéfiniment différentiable (analytique) mais indifférenciée (SS, 2ème ed., p.32) et que cette intuition donne accès -si on y croit…- à une connaissance inconnaissable des individus d'en bas (cf. la citation ci dessous) :
"L'image de l'arbre de Porphyre me suggère une échappée en "Métaphysique extrême" (1) que le lecteur me pardonnera peut-être. Il ressort de tous les exemples considérés dans ce livre qu'aux étages inférieurs, proches des individus, le graphe de Porphyre est susceptible -au moins partiellement- d'être déterminé par l'expérience. En revanche, lorsqu'on veut atteindre les étages supérieurs, on est conduit à la notion d' "hypergenre", dont on a vu qu'elle n'était guère susceptible d'une définition opératoire (hormis les considérations tirées de la régulation biologique). Plus haut on aboutit, au voisinage du sommet, à l'Être en soi (απλως). Le métaphysicien est précisément l'esprit capable de remonter cet arbre de Porphyre jusqu'au contact avec l'Être. De même que les cellules sexuées peuvent reconstituer le centre organisateur de l'espèce, le point germinal α (pour en redescendre ensuite les bifurcations somatiques au cours de l'ontogénèse), de même le métaphysicien doit en principe parvenir à ce point originel de l'ontologie, d'où il pourra redescendre par paliers jusqu'à nous, individus d'en bas. Son programme, fort immodeste, est de réitérer le geste du Créateur). Mais très fréquemment, épuisé par l'effort de son ascension dans ces régions arides de l'Être, le métaphysicien s'arrête à mi-hauteur à un centre organisateur partiel, à vocation fonctionnelle. Il produira alors une "idéologie", prégnance efficace, laquelle, en déployant cette fonction, va se multiplier dans les esprits. Dans notre métaphore biologique ce sera précisément cette prolifération incontrôlée qu'est le cancer.
Aristote a dit du germe, à sa naissance, qu'il est inachevé. on peut dès lors se demander si tout en haut du graphe on n'a pas quelque chose comme un fluide homogène indistinct, ce premier mouvant indifférencié décrit dans sa Métaphysique; que serait la rencontre de l'esprit avec ce matériau informe dont sortira le monde? Une nuit mystique, une parfaite plénitude, le pur néant? Mais la formule d'Aristote suggère une autre réponse, théologiquement étrange: peut-être Dieu n'existera-t-il pleinement qune fois Sa création achevée: Premier selon l'Être, dernier selon la génération."
(1) J'ai découvert récemment qu'Aristote classifiait la théorétique (partie de la métaphysique) en mathématique (connaissance des substances extraites de la matière), physique (φυσική) (connaissance des substances immergées dans la matière) et théologie (connaissance des substances séparées de la matière). La métaphysique extrême de Thom -platonicien- rencontrerait donc ici la théologie, le θεο de théologie rencontrant le θεώ de théorème. D'où le titre.
jc
26/01/2021
[À l'attention particulière de Patrice Sanchez]
J'ai découvert tout récemment le nom même de théorétique dans l'article Wikipédia consacré à la théologie :
"Aristote distingue trois parties dans la philosophie « théorétique » : la mathématique (connaissance des substances abstraites de la matière), la physique (connaissance des substances immergées dans la matière) et la théologie (connaissance des substances séparées de la matière).".
Pour moi les théologiens traditionnels et les mathématiciens platoniciens se disputent la théologie en ce sens et Thom et Grothendieck sont, pour moi et en ce sens, des théologiens. Je vois Thom comme un théoréticien complet, matheux au sens d'Aristote comme au sens de Platon, et théoricien de la nature (physicien au sens d'Aristote) -SSM en témoigne-. alors que je vois en Grothendieck un théologien qui refuse les statuts de physicien et de mathématicien (aux sens d'Aristote). Je précise.
Thom voit ainsi le véritable mathématicien: "On sait que vers l'âge de dix-huit mois, le nouveau-né commence son babillage; il prend conscience de ses possibilités articulatoires, et -disent les spécialistes- forme à cette époque les phonèmes de toutes les langues du monde. Les parents lui répondent dans leur propre langue, et, peu de temps après, le bébé n'émet plus que les phonèmes de cette langue, dont quelques mois plus tard, il maîtrisera le vocabulaire et la syntaxe. Je verrais volontiers dans le mathématicien ce perpétuel nouveau-né qui babille devant la nature; seuls ceux qui savent écouter la réponse de Mère Nature arriveront plus tard à ouvrir le dialogue avec elle, et à maîtriser une nouvelle langue. Les autres ne feront que bourdonner dans le vide -bombinans in vacuo. et où, me direz-vous, le mathématicien pourrait-il entendre la réponse de la nature? La voix de la réalité est dans le sens du symbole." ("De l'icône au symbole", MMM).
En 1964, Thom devient, au côté de Grothendieck, membre de l'Institut des Hautes Études scientifiques (IHES) à Bures-sur-Yvette. Il disait, au sujet de ce dernier: « Les relations avec mon collègue Grothendieck furent très agréables. Sa supériorité technique était évidente. Ses séminaires attiraient la presque totalité des mathématiciens parisiens alors que moi je n'avais rien de bien nouveau à offrir. Cela m'a poussé a quitter le monde des mathématiques pour des domaines où les notions sont plus générales comme la théorie de la morphogenèse, un sujet qui m'intéressait alors plus et me permettait de construire une théorie philosophique pour la biologie. »
Je pense que Thom est scientifiquement d'une scrupuleuse honnêteté. Mais malgré l'appréciation de Jean Petitot qui le considérait comme la crème des hommes, je mettrai le bémol suivant en ce qui concerne ses rapports humains avec son collègue Grothendieck. Thom s'est en effet opposé à la nomination comme professeur permanent à l'IHES de Pierre Deligne (futur médaillé Fields), élève de Grothendieck dont les travaux présents au dossier de candidature ont été jugés par lui comme de simples exercices (1). Je suis tous les jours un peu plus convaincu que c'est la véritable raison pour laquelle Grothendieck a quitté le monde mathématique pour le monde philosophique, et je vois "La clef des songes" sous-titré "Dialogue avec le bon Dieu" comme une réponse à Thom (qui considère "seulement" que les véritables matheux sont ceux qui peuvent engager le dialogue avec Mère Nature).
Grothendieck écrit quelque part qu'il a eu trois passions: les femmes, les mathématiques et la méditation. Et mon impression, à la lecture des premières pages de "La clef des songes", est qu'il les aborde en "mec" (2) (ce qui est peut-être également le cas de Thom, pour qui l'acte fondateur est une séparation), mais sans doute pas exclusivement.
Thom a mis de l'eau dans son vin à la fin de sa vie quant à sa vision du mathématicien :
« En mathématique pure, mes propres résultats n'allèrent guère au-delà de développements limités de certaines singularités de potentiel. Il fallut la pertinence de mathématiciens américains (Milnor) ou européens (théorie du déploiement universel, Grauert, J. Martinet) pour sortir la théorie de son marasme initial. Mon seul apport à la théorie mathématique fut d'introduire la notion de « déploiement universel » - corrigé peu après en versel par les collègues algébristes (Mather). Il n'y a pas de doute que des mathématiciens américains (Mather,Milnor), puis soviétiques (Arnold) ont apporté à la théorie des singularités des progrès décisifs. La vision de ces mathématiciens m'a fait comprendre combien la théorie des singularités a des origines profondes en mathématiques. C'est la rencontre de mathématiciens soviétiques comme Arnold (souvent férocement critique de mes procédés rustres) qui m'a fait comprendre à quel point la théorie des singularités tire son origine de structures profondes (Polynômes de Dynkin, carquois de Gabriel, théorie des tresses, immeubles de Tits). L'intérêt de la théorie des catastrophes est bien d'avoir attiré l'attention sur ces théories « profondes » dont la source reste (pour moi) bien mystérieuse.»
(1) Cf. "Récoltes et semailles" p.540
(2) Id, p.536 : "Je me voyais comme une personne à forte dominante "yang" voire superyang, du moins dans mes traits les plus apparents, les plus évidents…"
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