jc
17/01/2022
MG:
- "La démocratie n’a jamais existé au sens spinozien pas plus qu’au sens demos-cratos." ;
- "les élites, prises individuellement, se pensent libres. Or, pour Spinoza, se penser libre est une illusion. Ce n’est donc pas – ça ne peut pas être– les spinoza (1) qui font l’histoire.".
Tout le problème est effectivement là, à mon avis. Selon moi il faut:
- d'une part que le populo -comme l'appelait de Gaulle- se convainque qu'il a effectivement son mot à dire (2), parce qu'il a fondamentalement un bon sens que les élites, quelles qu'elles soient, ne peuvent pas avoir car nécessairement isolées du peuple par l'exercice du pouvoir, bon sens qui a été reconnu et par Machiavel (3) et par de Gaulle (4) ;
-d'autre part que, de son côté, l'élite reconnaisse d'abord que le peuple a son mot à dire, reconnaisse ensuite que ce n'est pas l'élite qui fait l'histoire mais que c'est l'histoire (l'Histoire majusculée dit PhG et aurait dit Maistre) qui mène le monde (5) et reconnaisse enfin que la politique et la science ne peuvent faire l'impasse de la métaphysique (6), autrement dit (pour les points 2 et 3) que la restauration (voire l'instauration) d'une autorité spirituelle est indispensable.
MG: "Qui la fait alors? La Masse inculte nous dit Marx mais formée et informée par les spinoza de service (Lénine).".
C'est le problème fondamental. Comment éduquer le peuple? Il ne fait aucun doute pour moi que c'est l'autorité spirituelle qui doit avoir la haute main sur les programmes d'éducation. Où recruter les membres de cette autorité? Pour moi, sans aucune hésitation, cette autorité spirituelle doit être composée de métaphysiciens (théorétique, poïétique, pratique) à armature théoréticienne (mathématique, physique, théologie, ontologie). On peut être étonné de la présence des mathématiques dans cette liste (établie par Aristote).
En mathématiques il y a eu à la fin des années 1960 en France-mais je crois que le mouvement a été mondial- un basculement vers l'algèbre au détriment de la géométrie, évidemment en vue de préparer l'ère du "tout numérique". René Thom a écrit un article intitulé "Les mathématiques modernes: une erreur pédagogique et philosophique?" (7) qui a atterri sur le bureau du président banquier Pompidou, évidemment sans aucun effet. Qu'écrit Thom dans cet article? Il écrit en substance que l'abandon en mathématiques de la géométrie au profit de l'algèbre est l'analogue de l'abandon en métaphysique de la matière au profit de la forme et de la puissance au profit de l'acte. Je pense qu'un mathématicien théoréticien trouvera des arguments capables de convaincre ses collègues ontologues des conséquences de cet abandon. Thom écrit également dans l'article que c'est l'opposition discret/continu qui domine les mathématiques, et ailleurs que cette opposition domine en fait toute la pensée. Je pense que ce même mathématicien pourra aisément convaincre ses collègues ontologues, théologiens et physiciens des implications du fait que dans cette opposition c'est le continu qui est ontologiquement premier (8), en particulier en ce qui concerne la position des philosophies atomistes et matérialistes.
Bien entendu le choix d'une telle autorité spirituelle ayant la mainmise sur l'éducation place le pays qui l'adopte dans une opposition frontale au scientisme moderne, en particulier à la statistique routinière, à l'intelligence artificielle et au transhumanisme.
1: les élites.
2. ce qui n'est pas gagné, spécialement dans une France jacobine depuis Philippe le Bel.
3: « Ce n’est pas sans raison qu’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit l’opinion publique pronostiquer les événements d’une manière si merveilleuse, qu’on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir et les biens et les maux. »
4: "La révolution n'a pas appelé au pouvoir le peuple français, mais cette classe artificielle qu'est la bourgeoisie. En réalité il y a deux bourgeoisies. La bourgeoisie d'argent, à droite, et la bourgeoisie intellectuelle, à gauche. Mais les deux font la paire, elles s'entendent comme larrons en foire pour se partager le pouvoir, même si c'est contraire aux intérêts de la France. Tandis que le populo ne partage pas du tout ces sentiments, le populo est patriote, le populo a des réflexes sains, ... , le populo sent où est l'intérêt du pays , le populo ne s'y trompe pas souvent.".
5: Je ressors à cette occasion ma citation thomienne favorite : "Les situations dynamiques régissant l'évolution des phénomènes naturels sont fondamentalement les mêmes que celles qui régissent l'évolution de l'homme et des sociétés" (et, c'est évidemment sous-entendu, l'évolution des espèces…).
6: Thom: "Seul une métaphysique réaliste peut redonner un sens au monde" (dernière phrase de SSM (et Thom qualifie de minimale celle qu'il propose).
7: Article paraît-il le plus lu de l'œuvre de Thom, figure dans le recueil "Apologie du logos".
8: "L'expérience première, en toute réception des phénomènes, est la discontinuité. Mais la discontinuité présuppose le continu."
jc
19/01/2022
I. Spinoza et Thom.
Spinoza et Thom défendent tous deux la stabilité structurelle. Pour Spinoza c'est le célèbre « Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être. » et aussi « L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose. »
Spinoza et Thom défendent également tous les deux le rôle de l'affectivité dans le comportement des être vivants. Pour Spinoza c'est : "Le désir est l'essence de l'homme".
Spinoza et Thom sont tous les deux qualifiés de monistes.
Dans la fraction de l'œuvre de Thom que je consulte je n'ai repéré que l'allusion suivante à Spinoza dont je tire la conséquence suivante : Thom est "évidemment" d'accord avec Spinoza en ce qui concerne la stabilité structurelle; Thom pense sans doute que si leurs monismes sont de même nature, le sien est beaucoup plus fort (1) mais Thom est, j'en suis convaincu, opposé à l'idée que c'est le désir qui mène l'homme. alors que chez Spinoza il me semble que c'est le désir qui assure la stabilité structurelle de l'être vivant. Car, selon moi comme toujours, l'affectivité pour Thom d'une part n'est pas associée au désir spinoziste de puissance, mais essentiellement à un manque, (d'un être, d'une fonction), d'autre part n'est pas fondamentalement liée à la stabilité structurelle mais, au contraire, elle est liée à l'instabilité structurelle, ce qui permet de modifier les relations entre des êtres qui, eux, sont structurellement stables; autrement dit l'affectivité d'un être vivant pour Thom est guidée plus par l'idéal de perfectionnement que par l'idéal de puissance. Voici cette citation, tirée de l'article "Individuation et finalité" (AL, p.208), l'individuation étant évidemment en rapport étroit avec la stabilité structurelle:
"Tout être tend à persévérer dans son être (Spinoza, Éthique); de là résulte qu'il faut s'intéresser de très près aux mécanismes qui permettent à un être de résister aux perturbations qui l'assaillent." ,
et Thom de développer d'abord assez longuement ses idées sur la stabilité structurelle -nécessaire pour lui à toute individuation- pour terminer plus rapidement avec la finalité qui, pour lui, est liée au désir d'un être ou d'une fonction -et il donne l'exemple du chat en désir/manque de souris-, pour terminer l'article par "deux exemples (déjà traités par Aristote), qu'on mettra en parallèle : l'embryologie des animaux vertébrés d'une part, la construction d'une maison d'autre part" (dont la finalité, évidente, n'a qu'exceptionnellement à voir avec le désir de puissance -ni de perfection…-)".
II. Thom et Lordon.
MG parle de Lordon dans son article :
"Faut-il ajouter qu’il est toujours considéré aujourd’hui comme un des plus grands philosophes adulé des gauchistes contemporains comme Frédéric Lordon, à la fois parce qu’il semble être le seul par qui on peut affermir son esprit (logique mathématique), et qu’on peut, par l’adoption de son total déterminisme, priver l’homme de tout libre-arbitre, c'est-à-dire de son esprit." (2).
Je ne connais quasiment rien de ses travaux ()et je ne sais même pas s'il est ou non marxiste). Il me semble cependant qu'il prend pour point de départ -comme Marx?- essentiellement la seule opposition dominant/dominé dans le cadre du capitalisme pour développer ses idées spinozistes sur l'organisation sociale. Par analogie avec ses conceptions en biologie, Thom pense, quant à lui, qu'il faut au moins trois oppositions -trois gradients "morphogénétiques"- pour espérer avoir une organisation sociale structurellement stable (3). Ajouté au fait que pour lui le désir est un désir/manque et non un désir de puissance, les vues de Thom et de Lordon concernant l'organisation sociale sont donc, selon moi, fondamentalement très éloignées.
1 : "Ils [nos modèles] offrent le premier modèle rigoureusement moniste de l'être vivant…" (SSM, conclusion)
2: Je ne suis pas d'accord avec cette analyse car le concept même de stabilité structurelle implique qu'il ne peut y avoir de total déterminisme et donc que l'homme peut glisser son libre-arbitre (même si Thom ne se cache pas d'être plus déterministe que les "hasardeux" -majoritaires par les temps qui courent- qui, eux, ont tendance à considérer que le hasard est nécessaire au libre arbitre.
3: SSM, 2ème ed., p.322.
jc
21/01/2022
Mon point de départ est la citation thomienne suivante (SSM) dirigée contre les marxistes (Lordon?) qui précise la fin de mon .0 :
"Le marxisme, qui veut expliquer la structure et l'évolution des sociétés à l'aide des seuls facteurs économiques, est l'homologue de la théorie métabolique de Child en Embryologie et souffre sans doute des mêmes simplifications." (la théorie de Child tente d'expliquer l'épigenèse avec "la fonction réelle définie par l'intensité globale du métabolisme dont le gradient est non nul le long de l'axe céphalo-caudal.").
Dans les deux cas (sociologique et biologique) Marx et Child cherchent à expliquer la structure et l'évolution à partir d'un seul gradient bio-morphogénétique ou socio-morphogénétique qui n'est autre que le gradient d'autorité : le dominant domine le dominé, la tête domine la queue; dans les deux cas le haut domine le bas. Comment expliquer ces structures et ces évolutions de façon moins rudimentaire?
Comment pensons-nous? Nous pensons selon des catégories de pensée. Pour Aristote la première catégorie est la substance, et cette substance ne peut prédiquer aucune des autres catégories: c'est la base des ses catégories (il n'y a aucune catégorie en-dessous de celle qui se tient en dessous). D'autres penseurs ont choisi de penser autrement en partant d'autres catégories; celles des pythagoriciens, en particulier, sont formées de couples d'opposés, dont, par exemple, le couple unité-pluralité. Une question naturelle qui se pose alors est: quelle opposition faut-il choisir si on veut pouvoir penser de façon la plus rudimentaire possible? Marx comme Child nous répondent, mais aussi, j'imagine, beaucoup d'autres dont moi : l'opposition dominant-dominé car d'importance fondamentale pour l'être vivant (et j'imagine aussi que si Aristote avait dû faire un tel choix minimal il aurait choisi l'opposition substance-essence qui est du même type, pour qui pense que l'essence domine la substance). En appendice de SSM Thom consacre deux pages, à mes yeux lumineuses, aux catégories grammaticales, dans le cadre de l'opposition dominant-dominé.
Quels sont les couples d'opposés à rajouter si on veut penser de façon un peu moins rudimentaire? Thom donne un élément de réponse, penser, étant pour lui imaginer des êtres intermédiaires -les concepts- entre les objets extérieurs et les formes génétiques intérieures: le couple intérieur-extérieur s'impose donc comme deuxième catégorie. Les pythagoriciens donnent la troisième, que l'on retrouve en tête de la liste thomienne des catégories (1): l'opposition unité-pluralité.
Mon intuition est que ce passage du couple unique au triplet de couples est de type embryogénétique, car il y a pour moi une sorte d'embryogenèse lorsque les tout jeunes enfants passent de l'opposition hiérarchique rudimentaire (papa ours, maman ours, bébé ours) au triplet dessus-dessous, dedans-dehors, pareil-pas pareil. Peut-on considérer que les catégories d'Aristote, de Kant, de Renouvrier, etc., sont de type embryogénétique?
Quels triplets de couples d'oppositions (ou, dynamiquement, de gradients bio-morphogénétiques ou socio-morphogénétiques) faut-il choisir pour expliquer de façon moins rudimentaire que Marx et Child la structure et l'évolution biologique et sociologique? Thom donne sa propre réponse dans SSM en ce qui concerne la biologie. Remarquant que deux parmi les trois couples de catégories ci-dessus (intérieur-extérieur et unité-pluralité) sont à la base de vision descolienne de l'anthropologie, il semble naturel de les rajouter au couple rudimentaire dominant-dominé pour tenter d'améliorer la compréhension de la structure et de l'évolution anthropologique et, pourquoi pas, sociologique.
1: Article "Thèmes de Holton et apories fondatrices" (AL).
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